Nicolas Regaud | 03.04.2020
Alors que l’Europe est dans l’œil du cyclone, bien incapable de prédire quand elle en sortira, et que la crise sanitaire atteint des proportions véritablement mondiales, il serait bien présomptueux de vouloir, en pleine tourmente, tirer des leçons stratégiques de la pandémie. Tout au plus semble-t-il possible d’ébaucher une mise en perspective historique et d’émettre quelques hypothèses et recommandations.
La diffusion des virus et sa vitesse sont directement fonction des flux humains, lesquels dépendent de la nature des moyens de transport de l’époque : chevaux, chameaux et bateaux à voile des routes de la soie pour la diffusion de la peste noire des steppes mongoles à l’Europe du Nord de 1346 à 1350 ; navires et chemins de fer transportant les troupes pour la grippe espagnole en 1918 ; aviation commerciale à titre principal pour l’épidémie de SRAS en 2003 et de Covid-19 en 2020. Mais la virulence de ce dernier et sa diffusion proprement planétaire en moins de deux mois en font un événement unique dans l’histoire de l’humanité. Le transport aérien a une responsabilité toute particulière dans ce phénomène en raison de l’explosion des flux de passagers aériens, dont le nombre a quadruplé en 25 ans pour atteindre 4,3 milliards en 2018. La Chine a beaucoup contribué à cette envolée, où le nombre de passagers a été multiplié par sept entre 2003 et 2018, atteignant alors le chiffre astronomique de 611 millions de passagers, selon les données recensées par l’OACI. Le trafic de l’aéroport de Wuhan était de 20 millions de passagers par an (via notamment une vingtaine de liaisons internationales), soit près du tiers de celui enregistré en France. Ces chiffres illustrent l’accélération de la mondialisation au cours des vingt dernières années et l’augmentation concomitante des risques épidémiologiques, comme le soulignait déjà le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale[1] en 2008.
Que la pandémie de Covid-19 cloue désormais au sol 75 % à 95 % de la flotte commerciale mondiale est le revers de la même pièce. A. de Juniac, directeur de l’Association internationale du transport aérien (IATA), craint ainsi que la moitié des compagnies aériennes soit en risque de faillite à courte échéance, si les États ne vont pas à leur secours. C’est une issue envisageable et qui marquerait une rupture avec la période de libéralisation du transport aérien ouverte dans les années 1980.
La pandémie de Covid-19 a conduit à la fermeture brutale des espaces aériens souverains à travers le monde, fermeture des espaces et des flux qui fait enregistrer au processus de mondialisation son deuxième choc après celui des attentats de New York. Ce dernier avait en effet conduit les États-Unis à mettre en œuvre des mesures de sécurité, de contrôle, de filtrage des flux, qu’ils soient aériens, maritimes ou terrestres afin de prévenir d’autres attaques terroristes. Ces mesures se sont progressivement universalisées sous l’impulsion de Washington : contrôle renforcé du transport aérien (Air Cargo Security), maritime (Container Security Initiative), des douanes (Customs-Trade Partnership Against Terrorism, C-TPAT), pour ne citer que les principaux programmes.
On peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il en soit de même demain dans les aéroports internationaux du monde entier, où devraient se diffuser largement caméras thermiques, thermomètres numériques et contrôles sanitaires. La crise sanitaire va sans nul doute conduire les États à renforcer le contrôle des flux humains et l’on voit également se profiler la volonté de relocaliser certaines productions jugées essentielles à la sécurité sanitaire des populations, l’interdépendance favorisée par la mondialisation étant d’abord perçue comme une forme de dépendance contraire aux intérêts souverains essentiels.
Il est trop tôt pour se prononcer sur les éventuels effets systémiques de la pandémie sur la mondialisation et les rapports de puissance, même si on peut penser qu’elle ne favorisera pas la mondialisation, le multilatéralisme et l’apaisement des tensions entre les grandes puissances. La diversité des réponses nationales à la crise, les différences marquées en matière d’anticipation et de mise en œuvre de mesures préventives illustrent l’absence ou la faiblesse de la coordination internationale ou régionale pour répondre à un défi global. Il conviendra certainement d’en tirer les leçons, comme le faisait d’ailleurs le Livre blanc de 2008, dont les recommandations à cet égard restent pertinentes (cf. p. 162). À cet égard, il est frappant de constater que l’épidémie de SRAS en 2003 n’a pas suffi à convaincre la plupart des États de mettre en place des outils d’alerte précoce, des mesures de précaution aux stades préliminaires d’une crise sanitaire de grande ampleur (contrôle aux aéroports par exemple) et des politiques de prévention adaptées (stocks stratégiques). Certains États font exception et en particulier Singapour, qui a beaucoup à nous apprendre en matière d’anticipation, les outils de prospective et de planification ayant été introduits dans l’administration dès la fin des années 1990.
Durement touchée par le SRAS (33 morts), la Cité-État a très vite tiré les leçons de la crise, conclu qu’il était possible de mieux anticiper l’occurrence de surprises stratégiques de cette nature, notamment par l’analyse systématique de signaux faibles (suivi de la presse locale de Chine populaire en particulier pour les risques épidémiques) et mis en place dès 2004 un programme dédié aux surprises stratégiques (black swans) de tout type (pandémie, terrorisme, sécurité maritime, risques économiques et sociaux...), le programme Risk Assessment and Horizon Scanning (RAHS). Celui-ci utilise des techniques avancées de modélisation et de traitement des sources ouvertes, en particulier des signaux faibles, connecte les administrations (une vingtaine d’agences) entre elles et leur fait partager leurs données et collaborer sur les scénarios et analyses stratégiques.
Cette culture de la prospective stratégique est pour beaucoup dans la façon, exemplaire en matière d’anticipation et de réactivité, avec laquelle a été gérée la pandémie de Covid-19, comme le souligne une récente analyse détaillée de l’Institut Montaigne.
Mais ce qui caractérise également le système d’administration singapourien est sa capacité à travailler sur le long terme de façon interministérielle sur un très grand nombre de sujets, en particulier ceux liés à la sécurité nationale. Pour l’un des acteurs de l’aventure du RAHS, Patrick Nathan, « Singapore has one of the most joined-up government in the world. There are coordinating ministers, coordinating secretariats, whole-of-government and anticipating approaches to complex issues such as national security, the population, climate change, social and economic policies, and infrastructure ». Il y a là matière à réflexion pour la plupart des pays occidentaux, englués dans le court-termisme et prisonniers de modes d’organisation sectorisés, en silo, de l’administration.
Il est à espérer que la crise actuelle favorise le retour de l’anticipation et de la prévention au sein des États ainsi que l’objectif d’une meilleure organisation interministérielle, qui étaient des objectifs centraux du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, seules façons de relever les défis globaux et de répondre aux surprises stratégiques liées à la mondialisation, qu’il s’agisse des risques sanitaires, climatiques, économiques ou technologiques.
Peter Ho, inspirateur du RAHS lorsqu’il était Permanent Secretary (National Security & Intelligence Coordination) et figure clé de la réflexion stratégique prospective de Singapour, insistait également sur l’importance de la résilience à l’ère des surprises et des chocs stratégiques : « Resilience will be an increasingly important driver of competitive advantage in the future. In a world of growing volatility and uncertainty, our approach to policymaking needs to go beyond an emphasis on efficiency, towards building resilience ». On peut raisonnablement faire l’hypothèse que cette question sera également au centre des réflexions de l’après-crise.
Nicolas Regaud est délégué au développement international à l’IRSEM. Docteur en science politique, il travaille notamment sur l’Indo-Pacifique et la sécurité climatique.
Contact : nicolas.regaud@irsem.fr
[1] « Les risques d’origine naturelle ou sanitaire sont devenus des facteurs de déstabilisation massive pour la population et les pouvoirs publics. Les risques sanitaires sont susceptibles d’engendrer une désorganisation des échanges économiques. Ils présentent des coûts de prévention et de protection très importants. La propagation de nouvelles souches virales ou bactériennes ou la réapparition sur le continent européen de souches anciennes résultent de l’ouverture des frontières, de la fluidité des transports et de la rapidité des échanges internationaux » (p. 55).