Télécharger la brève stratégique n° 73 - 2024
La crise géorgienne de 2024 : Un défi pour la coopération européenne
Ariane Bachelet
À l’approche des élections d’octobre 2024, cette brève revient sur les conséquences de la crise politique d’avril-mai 2024 en Géorgie pour la coopération européenne. L’analyse met en lumière la complexité des relations entre la Géorgie et l’Union européenne, en soulignant la contradiction apparente entre les actions du gouvernement géorgien, qui se rapproche de la Russie, et son ambition affichée d’intégrer l’UE d’ici à 2030.
Le 25 juin 2024, l’Union européenne (UE) ouvre les négociations d’adhésion avec l’Ukraine et la Moldavie, tandis que sa relation avec la Géorgie continue de se détériorer à tel point que le statut de candidat, obtenu seulement en décembre 2023, soit un an et demi après la Moldavie et l’Ukraine, est en péril – l’adhésion à l’UE est de facto interrompue à partir du 27 juin 2024. Cette détérioration remonte à la crise politique d’avril-mai 2024 lorsque le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, resoumet au vote la loi de mars 2023 légèrement modifiée sur les agents étrangers, dite « loi sur la transparence ». Très similaire à la loi russe de 2012, elle impose aux ONG géorgiennes qui perçoivent plus de 20 % de leurs revenus de l’étranger de s’enregistrer comme « organisations poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère » (article 4§4). Malgré de vives protestations de la population, de journalistes, de la société civile et de plusieurs personnalités politiques géorgiennes, jusqu’au plus haut au sommet de l’État – le veto de la présidente S. Zurabishvili –, la loi est adoptée le 28 mai 2024.
Ainsi, le gouvernement géorgien manifeste sa proximité avec le régime russe, déjà évidente depuis deux ans dans ses prises de position publiques. Le maintien d’une relation cordiale voire amicale avec la Russie ne fait pas que servir les intérêts économiques d’oligarques ayant fait fortune en Russie, tels que B. Ivanishvili, le fondateur du Rêve géorgien, c’est surtout un moyen d’éviter une escalade sur le sol géorgien dans le contexte de la guerre en Ukraine – rappelons que l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud sont sous le contrôle militaire de la Russie depuis 2008.
La détérioration de la relation avec l’Union européenne est en grande partie liée à ce rapprochement avec la Russie, dans un contexte géopolitique où le voisinage n’est plus « partagé » mais « contesté ».Ces deux dernières décennies, la Géorgie s’était considérablement rapprochée de l’Union européenne et faisait même office de modèle parmi les pays du Partenariat oriental. Aujourd’hui, le message des autorités géorgiennes envoyé à l’Union européenne est loin d’être clair. D’un côté les réformes en cours marquent un recul vis-à-vis des acquis européens et les attaques ad hominem s’accumulent – ambassadeurs des États membres à Tbilissi, fonctionnaires et députés européens. D’un autre côté, les autorités géorgiennes insistent sur leur ambition d’intégrer l’Union européenne d’ici à 2030. L’État géorgien est toujours engagé sur la voie de l’Europe – la mise en œuvre du rapprochement normatif se poursuit mais la crise a sans aucun doute compliqué le travail des fonctionnaires affectés à cette tâche.
Face à cette instabilité politique et sociale, l’UE répond par la prudence. À partir de mai 2024, elle commence à condamner ouvertement les intimidations et la violence contre tous ceux qui critiquent le gouvernement, et demande à la Géorgie de revenir sur cette loi qu’elle considère comme incompatible avec le projet d’adhésion à l’UE. Toutefois aucune réponse politique coordonnée des 27 n’est formulée, les États membres réagissent au cas par cas et avec prudence. La déclaration tant attendue du Conseil européen lors de la réunion du 27 juin reste vague ; il est cependant mentionné que le processus d’adhésion est interrompu. Aucune décision importante ne sera prise avant le résultat des élections d’octobre 2024.
Cette crise politique a eu des effets à plusieurs niveaux sur la coopération entre l’UE et la Géorgie. Concrètement, celle-ci implique plusieurs formes d’aide : subventions au budget de l’État qui ne dépassent pas la moitié de l’aide totale, des projets de « jumelage » entre fonctionnaires géorgiens et européens, des subventions par projets qui sont généralement mis en œuvre par des organisations européennes ou onusiennes. Une partie des subventions est ensuite redistribuée à des ONG locales de plus petite taille à Tbilissi et dans les régions. Cette aide de l’UE varie d’une année à l’autre : 24 millions d’euros en 2007, 100 millions en 2015 et 70 millions en 2023 (pour l’année 2024). Ces montants sont prévus dans les plans d’action (PA) annuels produits conjointement par la Délégation de l’UE en Géorgie et par la DG NEAR de la Commission européenne à Bruxelles, puis validés par les plus hautes instances de l’UE.
La « coopération européenne » en Géorgie au sens large inclut aussi les projets et subventions des États membres eux-mêmes. Dans le cas de la France, il y a deux « vecteurs de coopération » : des prêts de plusieurs millions d’euros de l’Agence française de développement (AFD) et une enveloppe de coopération de quelques dizaines de milliers d’euros gérée par l’ambassade qui permet de financer une dizaine d’ONG par an. L’action des États membres et celle de l’UE en Géorgie sont conjointes et de plus en plus coordonnées depuis la mise en place des initiatives Team Europe en 2021. Ainsi, l’Union européenne est particulièrement investie en Géorgie, tant au niveau central que local, dans des projets variés : société civile, nouvelles technologies, entrepreneuriat, énergie, environnement, droits humains, réformes législatives, sécurité. L’objectif de cet engagement est double : le rapprochement politique et normatif avec l’Union européenne, et le renforcement des capacités locales et du développement. Outre l’autonomie du pays et un partenariat privilégié avec la Géorgie, l’Union européenne espère certains bénéfices notamment en matière de diversification des approvisionnements énergétiques.
Cependant la crise d’avril-mai 2024 a freiné la coopération européenne en Géorgie. D’une part, en ce qui concerne l’aide apportée par l’UE ; début juillet, seule une mince partie du plan d’action pour 2024 a obtenu un accord pour sa mise en œuvre. Il s’agit de l’annexe II sur la « sécurité humaine », soit 20 millions d’euros ; et encore, elle ne sera mise en œuvre qu’en partie car deux des projets (pour un total de 8 millions) qui devaient appuyer les services de sécurité ne le seront pas. L’annexe I quant à elle – 50 millions d’euros pour, entre autres, des projets énergétiques et de développement régional – risque d’être annulée. Malgré tout, des discussions ont lieu au sein des institutions européennes à Bruxelles pour ajuster les plans d’action de cette année et de l’année prochaine dans le but d’augmenter l’assistance à la société civile, aux médias et à l’organisation des élections. Du côté des États membres et de leurs ambassades à Tbilissi, des dispositions sont prises au cas par cas, la signature de certains projets en cours de discussion avec le gouvernement géorgien est pour l’instant suspendue. Toutefois, l’UE n’est qu’un des vecteurs d’aide au développement parmi d’autres pour l’État géorgien, et les montants investis directement dans le budget public – plus faciles à capter – sont faibles en comparaison de prêteurs tels que la Banque asiatique de développement, la Banque mondiale ou la Banque européenne d’investissement. De ce fait, elle ne dispose que d’un faible levier financier dans la crise actuelle. L’UE est surtout une ressource pour la société civile qui, dans la plupart des cas, dépend à 90 % voire à 100 % des subventions étrangères. Ainsi, le domaine de coopération le plus touché par la crise du printemps 2024 est celui-là même qui est pris pour cible à travers la « loi sur les agents étrangers ».
La crise politique de 2024 en Géorgie, causée par la perspective des élections d’octobre, dans le contexte d’implication croissante de la Russie, fait peser un risque significatif sur la coopération avec l’UE. Celle-ci gagnerait à envisager des mesures vis-à-vis des autorités en place et à se positionner à son avantage dans le processus électoral. Une absence de réponse coordonnée pourrait non seulement affaiblir la position européenne en Géorgie mais aussi dans l’ensemble de la région du Caucase. L’avenir de la coopération entre l’UE et la Géorgie à court et moyen terme dépendra en grande partie de la capacité de l’Europe à réagir de manière proactive et stratégique face à ces vulnérabilités.
Ariane Bachelet est post-doctorante à IRSEM-Europe. Elle travaille sur la coopération UE-Géorgie et a mené des recherches à Bruxelles et en Géorgie de mars à juillet 2024.
Contact : ariane.bachelet@gmx.com