Denis M. TULL | 03.06.2020
L’Allemagne vient de décider la poursuite de son déploiement militaire au Sahel dans le cadre de deux missions internationales : MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) et EUTM Mali (Mission de formation de l’Union européenne au Mali). Pourtant, à Berlin, le scepticisme sur la situation au Sahel et les perspectives de succès de l’engagement militaire gagne du terrain.
Le 29 mai, le parlement a validé la proposition du gouvernement de prolonger la participation aux deux missions militaires internationales au Sahel, principalement au Mali, auxquelles la Bundeswehr contribue de manière significative depuis leurs débuts en 2013. Un maximum de 1 550 soldats sera engagé dans les deux missions. Le vote parlementaire a été porté par la majorité de la « grande coalition » (CDU/CSU et SPD), appuyé par les Libéraux. Il est intéressant de noter qu'une majorité de députés verts a voté en faveur de la participation à la MINUSMA, mais a refusé d'approuver la participation allemande à EUTM, pour la première fois depuis 2013. Les Verts ont critiqué l'extension prévue des activités EUTM à travers le G5 pour inclure notamment le régime autocratique du Tchad. Ils ont également souligné l'incohérence de l'engagement européen, comme en témoignent les codéploiements et les initiatives parallèles de l'UE et de ses États membres. Cependant, les débats sur le Sahel révèlent une lassitude croissante quant aux perspectives de succès de l’engagement militaire dans la région.
En ce qui concerne la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), le plafond de la participation allemande restera fixé à 1 100 hommes. La majorité d’entre eux est basée au camp Castor à Gao et comprend un contingent de reconnaissance opérant un drone Heron 1 dont legouvernement prévoit de multiplier les heures de vol.Le reste du contingent allemand est affecté à la protection du camp et au soutien. Vingt policiers et plusieurs officiers d'état-major sont en poste au quartier général de la mission à Bamako. Un second contingent est basé à l'aéroport de Niamey au Niger voisin et assure l'évacuation médicale tactique et stratégique de la MINUSMA.
En ce qui concerne EUTM Mali, l'Allemagne déploiera un maximum de 450 soldats, contre 350 actuellement. La décision allemande intervient à la suite du renouvellement du mandat d’EUTM par le Conseil de l'UE(23 mars 2020), prolongeant la mission de quatre ans jusqu'en mai 2024 et proposant deux innovations.
Tout d'abord, la zone d'opération de la mission EUTM s’étendra désormais à tout le Mali, c'est-à-dire que la formation et les conseils seront fournis plus près des unités des Forces armées maliennes (FAMa) sur le terrain, et non plus principalement à partir de Koulikoro, près de Bamako. Cette extension vise à réduire les coûts de transaction et à proposerune formation et des conseils plus appropriés, adaptés et efficaces. Le terme de tutorat invoqué dans la décision du Conseil de l'UE est trompeur. EUTM Mali offrira un accompagnement dit « non exécutif » jusqu'au niveau tactique, excluant la participation à des opérations de combat. La formation et les conseils seront dispensés dans des lieux en principe sécurisés, dans des garnisons et des bases militaires. En outre, Berlin entend répondre favorablement à la demande des autorités maliennes de soutenir un nouveau centre de formation de l'armée dans le centre du Mali, en coopération avec les partenaires européens.
La deuxième innovation du mandat d'EUTM est la régionalisation, c'est-à-dire que la mission étendra ses activités à tous les pays du G5 Sahel, et plus particulièrement au Burkina Faso et au Niger. Ainsi, au fil du temps, EUTM Mali se transformera en effet en EUTM Sahel (bien qu’elle n’en porte pas encore le nom), afin de renforcer les forces armées nationales et les unités de la Force conjointe de ces pays membres du G5. Dans le cadre de la régionalisation, l'Allemagne prévoit d'intégrer un petit contingent de forces spéciales, qui forme les forces spéciales nigériennes depuis 2018 (Mission Gazelle), à EUTM Mali.
Le nouveau mandat d'EUTM est le résultat à la fois d'une revue stratégique et d'une négociation soutenue entre les États membres. Il représente un compromis qui tient compte des préoccupations des différents États fournisseurs de troupes, y compris l'Allemagne, opposée à un type de « mentorat » exécutif qui impliquerait l'accompagnement des troupes maliennes dans les opérations de combat. Ces derniers mois, l'Allemagne avait déjà exclu de participer à la Task Force Takuba, un dispositif conjoint de forces spéciales de certains États européens : placée sous le commandement de l'opération Barkhane, la TF sera déployée à partir du second semestre 2020 précisément pour engager un mentorat à haut risque sur le terrain.
Le débat en Allemagne sur son engagement militaire au Sahel et les décisions qui en découlent expriment trois éléments de base dont les partenaires français et européens doivent être conscients :
1) La poursuite de ce qui deviendra le plus important déploiement militaire allemand à l'étranger (plus grand même que le déploiement actuel en Afghanistan) et le renouvellement récurrent de son mandat traduisent bel et bien la place prépondérante et visible que le Sahel occupe désormais dans la politique étrangère allemande, ne serait-ce que parce que le parlement doit approuver la participation à ces missions, ce qui fait nécessairement du Sahel un sujet de débat public.
2) La réticence à mettre ses soldats en danger reste un facteur déterminant pour le type de participation que l'Allemagne est prête à fournir, mais seulement jusqu'à un certain point. Si la nécessité de déployer des forces militaires et de sécurité fait plus ou moins l'unanimité, l'idée que l'armée ne doive être qu'une composante dans la stratégie de stabilisation au Sahel est tout aussi, voire plus importante. Le débat allemand sur les interventions dans les pays en conflit porte beaucoup plus explicitement sur l'idée d'une approche intégrée que cela est traditionnellement le cas en France, au moins jusqu’à récemment.
3) Dans une certaine mesure, le débat témoigne également des divergences au sein de la grande coalition. Le parti social-démocrate est particulièrement préoccupé par une prétendue prédominance accordée aux moyens militaires, plus particulièrement dans la lutte contre le terrorisme. Ce point de vue est partagé par le parti des Verts, qui rejette l'idée d'un renforcement de l'empreinte militaire jugée erronée et contre-productive, et qui associe une telle vision à l'approche française et à l’opération Barkhane.
Malgré la volonté du gouvernement allemand de porter le fardeau militaire au Sahel, impensable il y a quelques années à peine, il existe des limites claires à son engagement dans cette région. L’Allemagne est déterminée à ne pas prendre davantage de risques, et surtout l’idée prévaut qu’augmenter le contingent militaire ne changera pas la dynamique générale de la région.
Comme ses partenaires à Paris, Bruxelles et New York, Berlin constate « une détérioration rapide de la situation sécuritaire » au Sahel, malgré un engagement important mais en tire des conclusions différentes. La France, au lendemain du sommet de Pau, a mis l'accent sur la nécessité de déployer des moyens militaires supplémentaires (opération Barkhane et Task Force Takuba) et d’exiger des gouvernements sahéliens qu’ils prennent une plus grande part de responsabilité. On ne sait pas encore très bien ce que Berlin va proposer pour arrêter la spirale descendante. Qualifier le nouveau mandat d'EUTM Mali d’« ambitieux » est quelque peu exagéré. Il peut rendre EUTM légèrement plus efficace, mais cela ne suffira pas à produire des effets majeurs sur la situation au Mali et dans la région. Néanmoins, des remarques de la ministre de la Défense Annegret Kramp-Karrenbauer montrent que le gouvernement se fait peu d'illusions sur la durée que l’engagement au Sahel exigera.
Si le débat parlementaire ainsi que les articles dans les médias sont des indicateurs, ils révèlent un scepticisme constant mais progressif à l'égard de l'engagement au Sahel. Ce scepticisme est en partie dû à la désillusion engendrée par les résultats limités des interventions militaires, en particulier en Afghanistan. En effet, l'Afghanistan, où la Bundeswehr, avec un contingent de 1 250 soldats dans le cadre du « Resolute Support », vient d'entamer sa 21e année de présence, jette une ombre profonde sur la pensée politique. Les nombreuses allusions à l’Afghanistan dans le débat parlementaire révèlent les inquiétudes allemandes devant le risque de voir se répéter la situation.
Si les demandes de retrait des troupes allemandes du Mali restent minoritaires, en revanche les appels à un débat plus stratégique sur le Sahel se multiplient, un débat nécessaire compte tenu du fait que le discours sur le Sahel, saturé par les termes extrémisme, terrorisme, migration illégale, crime organisé, changement climatique, conflits ethniques, corruption, etc., manque souvent de nuance, à Berlin comme ailleurs. S’il ne fait aucun doute que le Sahel est devenu une question essentielle pour la politique étrangère allemande, celle-ci n’est qu’une priorité parmi beaucoup d'autres, dont la gestion des conséquences de la pandémie de Covid-19 est la plus urgente.
(Traduction de l’auteur)
Dr. Denis M. Tull est chercheur à l’IRSEM et à l’Institut allemand pour les relations internationales (SWP), un think tank basé à Berlin. Ses recherches portent actuellement sur les interventions au Mali.
Contact : denis.tull@irsem.fr