Visuel BS 68 Wahden FR

 

Télécharger la brève stratégique n° 68 - 2024

La Russie dénoncera-t-elle la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) ?

Lukas B. Wahden

 

La Russie a fait part de son intention de dénoncer la CNUDM. Elle est toutefois peu susceptible de mettre à exécution ses menaces. L’hostilité russe envers la Convention ne réside pas dans la stratégie maritime, mais dans l’affirmation de prérogatives de grande puissance. Néanmoins, les actions russes nuisent à la CNUDM.

 

Le 19 décembre 2023, les États-Unis ont défini officiellement ce qu’ils considèrent être les limites extérieures de leur plateau continental étendu, couvrant une zone d’environ un million de kilomètres carrés dans l’océan Arctique et la mer de Béring. Le plateau continental est la continuation du territoire terrestre d’un pays sous la mer. En vertu du droit de la mer, les États ont juridiction pour exploiter les ressources naturelles contenues sur et sous le fond marin de leurs plateaux continentaux. Or on suppose que d’importants gisements d’hydrocarbures, de terres rares et de minéraux se trouvent sous les fonds marins, tout particulièrement dans l’Arctique, ce qui a depuis longtemps motivé les États littoraux de l’Arctique à revendiquer des zones de plateau continental étendues couvrant la plus grande partie possible de l’océan Arctique. À cet égard, l’annonce récente des États-Unis n’a rien d’extraordinaire – au contraire, Washington était la dernière capitale arctique à rendre publique l’étendue désirée de son plateau continental.

Contrairement aux quatre autres États littoraux de l’Arctique, à savoir la Russie, le Canada, la Norvège et le Danemark, les États-Unis ne sont pas parties à la CNUDM[1], dont l’article 76 exige que les États signataires suivent des règles spécifiques pour délimiter leurs plateaux continentaux et qu’ils présentent des preuves scientifiques à l’appui de leurs revendications auprès de la Commission des limites du plateau continental (CLCS). Cette procédure vise à aider les États signataires à délimiter leurs plateaux continentaux sur la base d’une évaluation impartiale.

Le Département d’État américain a annoncé qu’il avait  « [...] préparé une soumission à la CLCS », qui sera déposée « lorsque les États-Unis adhéreront [à la CNUDM] ». Cependant, il est peu probable que Washington le fasse bientôt, compte tenu de l’opposition farouche des élus républicains à la ratification de la CNUDM. En termes pratiques, les États-Unis ne seront donc pas obligés de satisfaire à l’exigence de faire évaluer leur délimitation par la CLCS. Le fait que Washington puisse s’affranchir de cette obligation suscite la désapprobation des États arctiques – surtout de la Russie.

Moscou s’est longtemps plaint que les États-Unis ne soient pas partie à la CNUDM, notamment en ce qui concerne le rôle clé joué par le traité en tant que texte fondamental de la gouvernance de l’Arctique. Le 18 mars 2024, le représentant permanent de la Russie auprès de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), Sergei Petrovitch, a dénoncé la revendication du plateau continental américain. La déclaration de la Russie à l’AIFM a été accompagnée de commentaires liés à la CNUDM dans les médias d’État. Dans les Izvestiya du 20 mars, Nikolaï Kharitonov, président de la Commission de la Douma d’État pour le développement de l’Extrême-Orient et de l’Arctique, a déclaré : « La question d’une possible dénonciation de la CNUDM dans l’Arctique est en cours d’étude. Nous ne continuerons pas à y adhérer à notre détriment. Comme l’a dit Vladimir Poutine, nous n’allons plus prendre leur parole pour argent comptant. Si vous regardez l’Arctique d’en haut, 64 % appartient à la Russie. Nous avons consolidé tout cela et sommes obligés de protéger ce que nos ancêtres nous ont laissé. » Le même jour, les Izvestiya ont publié un deuxième article de long format sur l’Arctique réitérant la menace de la Russie de quitter la CNUDM.

En sus de ces menaces sans précédent, Moscou ne respecte plus certains aspects du droit de la mer depuis plusieurs années. La Russie considère la Route maritime du Nord (RMN), une voie maritime arctique, comme ses eaux intérieures ou territoriales dans lesquelles les autres États ne bénéficieraient pas du droit de passage inoffensif. Depuis l’arrivée au pouvoir de V. Poutine, la Russie a progressivement restreint l’accès à la RMN et introduit des procédures de notification et d’autorisation étendues pour les navires étrangers, tant dans le Grand Nord qu’en mer Noire. La Russie a rompu un accord de 2003 avec l’Ukraine, classant la mer d’Azov comme ses eaux intérieures historiques partagées entre les deux pays. Elle a interdit aux navires ukrainiens de passer par le détroit de Kertch et a fermé des parties de la mer Noire, de manière illicite. Le respect de la CNUDM par la Russie a été fluctuant, surtout depuis 2014. Cependant, ces transgressions récentes ne doivent pas occulter le fait que, pendant des décennies, la Russie a été l’un des principaux défenseurs de la CNUDM, pour un ensemble de raisons qu’il convient de rappeler.

Dans les années 1960, l’amiral soviétique Gorchkov a transformé la flotte côtière de l’URSS en une grande marine de haute mer, modifiant durablement la perspective maritime de l’Union soviétique. Lors des négociations de la CNUDM III de 1973-1982, l’URSS est apparue comme un défenseur majeur de la liberté de navigation et d’accès. Elle s’est ainsi positionnée aux côtés des États occidentaux et du Japon, et en opposition à la ligne plus restrictive proposée par la Chine maoïste et les États du Mouvement des non-alignés. Les intérêts maritimes russes contemporains sont toujours similaires à ceux de l’URSS. La Russie dispose d’une grande flotte qu’elle exploite à partir de ports contraints par des passages étroits, notamment les détroits danois et le Bosphore.

Par ailleurs, l’économie russe dépend de la liberté de navigation et des voies de navigation ouvertes, garanties par la CNUDM. La Russie est devenue le plus grand exportateur mondial de céréales en l’espace de quelques années. Or ses principaux marchés en Égypte, en Turquie, au Soudan et en Iran sont desservis presque exclusivement par voie maritime. De plus, à la suite de l’imposition de sanctions occidentales, les compagnies énergétiques russes ont réorienté leurs flux de pétrole et de gaz vers des marchés en Asie, en Amérique latine et en Afrique, utilisant les voies maritimes pour atteindre leurs États clients de plus en plus éloignés.

Enfin, la Russie a largement bénéficié des avantages relatifs à la juridiction, en raison de la réglementation existante. La revendication étendue du plateau continental russe, actuellement en cours d’évaluation par la CLCS, prévoit une reconnaissance de souveraineté sur une part extraordinairement large et riche en ressources du fond marin de l’Arctique. La Russie a également pu compter sur la CNUDM pour soutenir son objectif de restreindre l’exploitation des ressources de l’océan Arctique par les États non arctiques, y compris par la Chine. Les dispositions de la CNUDM répondent donc généralement aux intérêts maritimes russes. La Russie en est consciente, comme en témoigne le rôle central qu’elle a accordé à la Convention dans son Concept de politique étrangère en 2023. La CNUDM bénéficiant à la Russie plus qu’elle ne lui nuit, il est peu probable que la Russie donne suite à sa menace de dénoncer la Convention, et même si elle le faisait, ses dispositions continueraient de s’appliquer au titre du droit international coutumier.

Comment dès lors expliquer les déclarations récentes de la Russie concernant la CNUDM ? Celles-ci ne s’inscrivent pas dans la stratégie maritime, mais plutôt dans l’approche générale de Moscou à l’égard du droit international. La Russie accuse depuis longtemps les pays occidentaux, et surtout les États-Unis, d’appliquer de manière sélective les règles internationales. Moscou tente de mettre en lumière ce qu’elle perçoit comme des « hypocrisies » de la politique étrangère des États-Unis en caricaturant les arguments juridiques internationaux américains, puis en utilisant ces caricatures pour justifier ses propres violations du droit international. Le résultat est une pantomime juridique qui est devenue un outil standard dans le répertoire diplomatique de la Russie.

Pour reprendre les mots de Carl Schmitt, le « souverain est celui qui décide de l’exception ». Du point de vue de Moscou, le « statut de grande puissance » que la Russie revendique lui permettrait d’appliquer de manière sélective les règles du droit international lorsque celles-ci contredisent ses intérêts. À cet égard, la Russie souhaite être un « égal » à part entière des États-Unis et de la Chine, même si par rapport à leurs capacités militaires et économiques, la Russie reste au mieux une puissance moyenne. Le fait que les trois principales puissances navales du monde, les États-Unis, la Chine et la Russie, refusent de signer la CNUDM, de l’appliquer correctement ou menacent de la dénoncer affaiblit la Convention, voire la met en péril à long terme.

 

 

Lukas B. Wahden, M.Sc., est assistant de recherche à l’IRSEM.

Contact : lbwahden@gmail.com



[1] Adoptée le 10 décembre 1982, UNTS 1833 (entrée en vigueur : 16 novembre 1994).