Télécharger la brève stratégique n° 64 - 2023
Le chantage nucléaire de la Russie : une simple intimidation stratégique ?
Céline Marangé
Régulièrement proférées par les autorités russes au début de l’invasion de l’Ukraine en 2022, les menaces d’escalade nucléaire s’étaient atténuées avant de resurgir avec force en juin 2023. Si elles visent à dissuader les pays occidentaux, elles reflètent aussi une évolution de la posture nucléaire russe.
Au dernier forum de Valdaï, Fiodor Loukianov interrogea Vladimir Poutine sur sa disposition à recourir au nucléaire, en lui rappelant ses paroles au forum de 2018 : « Nous, en tant que martyrs, irons au paradis, et eux crèveront simplement. » Interloqué derechef par le propos du président russe, il lui demanda de préciser sa pensée : « On n’est pas pressés [d’aller au paradis], n’est-ce pas ? Vous avez pris un temps de réflexion, ça incite à se tenir sur ses gardes. » Ce dernier, narquois, répliqua : « J’ai fait exprès de prendre un temps de réflexion pour que vous soyez sur vos gardes. L’effet est atteint. » Cet échange, rapporté par le journal Vedomosti et supprimé du verbatim publié sur le site du Kremlin, illustre la question de l’intentionnalité. Quel crédit accorder aux menaces nucléaires portées au plus haut niveau, notamment par l’ancien président Dmitri Medvedev ?
Les pays occidentaux considèrent en général comme assez improbable que la Russie qui a suspendu sa participation au traité New Start en février 2023 procède à une frappe nucléaire. Comme l’explique Andrey Baklitskiy, expert russe du nucléaire et membre de l’UNIDIR, ils sont convaincus qu’une telle action causerait beaucoup de morts et de destructions et qu’elle comporterait des risques de représailles et un préjudice réputationnel, sans l’assurer d’une victoire en Ukraine.
D’un avis différent, des experts russes de premier plan, issus des services de renseignement et proches du pouvoir, expliquaient, en juin 2023, qu’il était urgent de rétablir la peur de l’escalade nucléaire, en procédant à une frappe nucléaire tactique et/ou en se réservant le droit de frapper directement les pays occidentaux.
Dans un article intitulé « Une décision lourde et indispensable ? », Sergueï Karaganov qui a cofondé le Conseil pour la politique étrangère et de défense (SVOP) en 1992, puis créé le forum de Valdaï et la revue éditée par Loukianov, plaidait pour le recours à une frappe nucléaire tactique préemptive. Ses justifications prenaient des accents eschatologiques : « En brisant la volonté d’agression de l’Occident, nous ne nous sauverons pas seulement nous-mêmes, nous libérerons définitivement le monde du joug occidental qui a duré 5 siècles, et nous sauverons toute l’humanité. En acculant l’Occident à la catharsis et en poussant ses élites à renoncer à l’hégémonie, nous le forcerons à faire marche arrière avant que ne survienne la catastrophe mondiale. L’humanité aura alors une nouvelle chance de se développer. »
Dans une réponse intitulée « L’Ukraine et l’arme nucléaire », Dmitri Trenin, directeur du think tank Carnegie Moscow pendant 20 ans, privilégiait quant à lui des arguments stratégiques. Il proposait d’envoyer un message « sans ambiguïté et non verbal » aux pays occidentaux pour leur signifier que la Russie ne jouerait pas suivant les règles établies par l’adversaire, ajoutant : « Quant aux frappes nucléaires russes sur des pays de l’OTAN, à réfléchir de manière hypothétique, le plus probable est que Washington ne réponde pas à ces frappes par des frappes nucléaires de peur de représailles sur le sol américain » ; une telle action présenterait donc l’avantage de « dissiper le mythe de l’article 5 » sur la défense collective et « de provoquer une crise profonde de l’OTAN, voire son effondrement ».
Publiés à la veille du sommet de l’OTAN à Vilnius, ces propos, comme le stationnement d’armes nucléaires au Belarus, constituaient, à n’en pas douter, une intimidation stratégique, destinée à finir de convaincre Washington et Berlin d’empêcher qu’un plan d’action pour l’adhésion (MAP) ou d’autres garanties d’accession à l’OTAN ne fussent accordés à l’Ukraine, alors que les capitales ukrainienne et baltes plaidaient en ce sens et que Paris les avait rejointes dans une volte-face remarquée. Cependant, ces propos témoignent aussi de l’état du débat à Moscou dans des cercles autorisés. Le fait qu’Ivan Timofeev, le nouveau directeur du RIAC, ait publié dans la foulée « A Preemptive Nuclear Strike : No ! » et que des chercheurs de l’IMEMO et Loukianov lui-même aient jugé nécessaire de signifier sur-le-champ leur opposition constitue un signal d’alerte supplémentaire.
Au-delà de cette passe d’armes, de fins connaisseurs des questions stratégiques russes, parmi les plus pondérés, s’alarment des implications de cette rhétorique nucléaire. À l’été 2022, l’académicien Alexeï Arbatov qui étudie la maîtrise des armements depuis 35 ans recensait les déclarations de Vladimir Poutine sur le nucléaire après l’invasion de l’Ukraine dans un article intitulé « La crise ukrainienne et la stabilité stratégique ». Lui qui eut pour père Gueorgui Arbatov, un proche conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, rappelait qu’au début de la Perestroïka, la quête de stabilité stratégique consistait à établir des relations stratégiques susceptibles d’éloigner ce qui pouvait stimuler une frappe nucléaire en premier.
Au terme de cette étude qui démontrait un net relâchement du discours, il envisageait à mi-mot le scénario du pire, c’est-à-dire une escalade nucléaire, comme une possibilité plausible, notant tant un élargissement des paramètres d’emploi qu’une extension de la notion de « menace à l’existence de l’État ». À en juger par ses dires, le président russe pourrait recourir au nucléaire en cas d’implication directe de l’OTAN dans les opérations en Ukraine, en réponse à des « sanctions économiques illégitimes » ou encore en raison de livraisons d’armes et de « déclarations agressives ». La livraison des F16 est ainsi vue comme une « menace nucléaire ».
Pour mémoire, la Russie a renoncé à l’engagement du « non-emploi en premier » en novembre 1993 et, d’après la doctrine militaire de 2014 toujours en vigueur en 2023, l’emploi en premier s’applique au cas où seraient utilisées « contre elle ou contre ses alliés des armes nucléaires ou des armes de destruction massive » et au cas où « l’existence même de l’État » serait mise en danger par « une agression au moyen d’armes conventionnelles ». D’après la doctrine nucléaire de 2020, cet emploi s’applique aussi en cas de frappes contre des « centres étatiques et militaires d’importance critique dont la mise hors d’état de nuire conduirait à interrompre les actions de représailles des forces nucléaires » (point 19в), soit en cas d’attaques cyber ou autres sur les systèmes de commandement des forces stratégiques.
Arbatov précisait en outre que la décision d’employer le feu nucléaire revenait au président et « à lui seul personnellement » (« edinolitchno »), contrairement à ce qu’affirment parfois, avec une certitude déconcertante, des spécialistes français du nucléaire qui méconnaissent le fonctionnement du régime politique russe. Une des questions est dès lors de comprendre si V. Poutine estime que la perte des territoires annexés en Ukraine ou toute défaite « contre l’Occident » constituerait « une menace existentielle pour l’État russe ».
Une autre personnalité à se dire préoccupée est le professeur israélien Dima Adamsky, auteur d’un ouvrage remarqué intitulé Russian Nuclear Orthodoxy. Dans un article au titre éloquent, « Russia’s New Nuclear Normal », il notait l’émergence de deux phénomènes depuis l’invasion de l’Ukraine : une redéfinition du rôle du nucléaire dans la doctrine de dissuasion russe du fait de l’affaiblissement des forces conventionnelles, et, en parallèle, un accroissement des menaces nucléaires dans le débat public et dans la culture populaire en Russie.
Dans le champ informationnel et les débats télévisés qui se succèdent au long des jours, l’appel au sacrifice ultime et à l’apocalypse nucléaire est devenu chose courante. Un média russe d’opposition a proposé de ces outrances un florilège édifiant. On y voit notamment un chanteur pop, accompagné de l’orchestre des forces stratégiques, s’exalter pour le missile balistique intercontinental Sarmat en chantant : « De la Russie, mère-patrie, les petits Sarmats (« sarmatouchki ») regardent au loin vers les petits États-Unis (« Chtatouchki »).
S’il n’est pas question de céder au chantage nucléaire, il ne faudrait pas non plus, au motif que l’escalade nucléaire paraît impensable et immorale, irrationnelle et hasardeuse, ignorer l’évolution des modalités et des objectifs du signalement stratégique russe, ni se conforter dans des schémas de pensée qui retardent une planification adéquate à tous les niveaux. Reconnaissons que les pertes humaines et matérielles considérables de la Russie en Ukraine accroissent le risque d’escalade par le haut et qu’une frappe nucléaire tactique russe aurait bien, au moins dans un premier temps, l’effet sidérant et paralysant recherché. Prenons acte du fait que l’opinion russe est conditionnée pour l’accepter, tandis que les opinions occidentales n’y sont en rien préparées. Admettons enfin que, depuis la marche des mercenaires de Wagner sur Moscou, aux menaces de la force s’ajoutent les risques de la faiblesse, accentuant d’autant la tentation nihiliste.
Dr Céline Marangé est chercheuse Russie et Ukraine à l’IRSEM.
Contact : celine.marangé@irsem.fr