Télécharger la brève stratégique n° 46 - 2022
La (re)conquête de la Lune
De la conquête symbolique à la conquête stratégique, territorialisée
CNE Béatrice Hainaut
La conquête actuelle de la Lune se différencie de celle des années de guerre froide par la volonté des acteurs de s’y établir de manière permanente. Elle est menée principalement par les États-Unis et la Chine, qui sont rejoints par les acteurs privés. Cela ne va pas sans poser de problèmes d’ordre stratégique, juridique et normatif.
Les États-Unis ont planté leur drapeau sur la Lune le 21 juillet 1969, point d’orgue d’un affrontement bipolaire ayant marqué le XXe siècle. Peu de personnes à l’époque ont interprété ce geste comme un acte d’appropriation de notre satellite naturel par un État, par ailleurs interdit par le Traité de l’espace (1967). La conquête de la Lune était plus symbolique que stratégique ou économique.
Néanmoins, suivant leur intuition, les puissances spatiales d’alors n’ont pas ratifié l’Accord sur la Lune (1979). Ce dernier prévoit que la Lune et ses ressources naturelles constituent le patrimoine commun de l’humanité et qu’à ce titre, un régime international devrait être établi pour en régir l’exploitation lorsque celle-ci serait sur le point de devenir réalisable. Aujourd’hui cette non-ratification prend tout son sens. En effet, les programmes ayant pour ambition de retourner sur la Lune pour s’y installer de manière durable se multiplient. Cette course se déroule sur fond de compétition stratégique et économique féroce entre les États-Unis et la Chine. Au-delà de ces deux acteurs majeurs, la Lune est devenue un enjeu international.
Depuis 1972, la Lune était exclue des enjeux de puissance. Il faut attendre 2004 pour que le président américain George W. Bush Junior confie à la NASA le soin d’y envoyer des hommes dès 2018 et de préparer la mission habitée vers Mars. Pour les États-Unis, s’arroger une place privilégiée sur le satellite naturel de la Terre est un choix stratégique. Cette reconquête de la Lune faisait partie du programme plus global de la NASA dénommé Constellation portant sur l’avenir des vols spatiaux habités. Toutefois, en 2010, Barack Obama décide de stopper le programme lunaire à la lecture du rapport de la commission Augustine qui met en avant la non-durabilité du projet. Très critiqué, le président américain revient plus tard sur l’annulation pure et simple du programme et accorde le budget nécessaire au développement d’un lanceur lourd, Space Launch System (SLS) capable d’emporter une capsule (ORION) avec à son bord des astronautes. L’objectif est d’atteindre la station spatiale internationale, la Lune, puis Mars.
Quant au président Trump, il ordonne à la NASA de faire en sorte d’envoyer des astronautes sur la Lune en 2024 pour une « exploration de long-terme et une utilisation », qui seront poursuivies par des vols habités vers Mars et d’autres destinations. Le programme ARTÉMIS est lancé. Il doit permettre aux États-Unis d’envoyer de nouveau des humains sur la Lune, dont la première femme et la première personne de couleur. Le projet consistant à créer une station spatiale, comme avant-poste (Gateway) de la conquête de la Lune, est un projet international et commercial. SpaceX tire son épingle du jeu en concevant le vaisseau qui posera les astronautes sur la Lune : le Starship. Les autres compagnies privées seront potentiellement impliquées dans les prochains vols vers la Lune. Contrairement aux explorations spatiales du XXe siècle, les États-Unis ne souhaitent pas faire de cette reconquête un projet purement étatique.
Ce retour sur la Lune s’accompagne de l’espoir de son exploitation commerciale. Une décision politique et des législations nationales permettent ce développement. En 2015, le président américain entérine l’Obama Space Act, qui autorise l’exploitation des ressources spatiales par des entreprises privées. D’autres États lui emboîtent le pas, à l’instar des Émirats arabes unis et du Luxembourg qui adoptent des législations nationales similaires. Les États-Unis tentent d’entraîner un maximum d’États dans leur programme. Ils initient les accords ARTÉMIS, présentés comme un corpus de principes de coopération pour l’exploration et l’utilisation civiles à des fins pacifiques de la Lune, de Mars, des comètes et des astéroïdes. La France a signé ces accords le 7 juin 2022 rejoignant 20 autres États. L’extraction et l’utilisation des ressources spatiales sont clairement autorisées (§10).
Au titre de la prévention des interférences (§11), les accords établissent des « zones de sécurité » temporaires ou safety zones en anglais. Le choix des mots est important. En effet, le terme de safety traduit l’idée que, malgré la présence de plusieurs acteurs sur la Lune, l’intégrité des installations, matériels, etc. doit être préservée par la régulation des activités des uns et des autres. Ces safety zones découlent directement des « zones d’exclusion » évoquées dès 2011 par la NASA. Cette recommandation visait à éviter que les artefacts déjà présents ne soient endommagés par les nouveaux se posant sur la Lune, la poussière lunaire soulevée lors des manœuvres des engins étant particulièrement agressive pour les matériels. Si le terme utilisé avait été security, il aurait renvoyé aux mesures de vérification et de contrôle afin de protéger les activités d’actes hostiles.
Reste que, si les safety zones sont présentées comme temporaires, ce principe est d’ores et déjà un point de friction entre États. Certains d’entre eux considèrent qu’il est contraire aux normes existantes. Ils craignent une territorialisation, et donc une appropriation sans la nommer de la Lune, bien qu’une telle action soit bannie par le droit spatial. Ce sentiment est renforcé par les annonces de créations d’installations permanentes ou durables qui, de fait, viennent en contradiction avec le principe de non-appropriation. Certains spécialistes estiment néanmoins que l’établissement des zones de sécurité pourrait répondre à l’article 9 du Traité de l’espace qui permet aux États d’ouvrir des consultations interétatiques lorsque l’activité de l’un gêne celle de l’autre.
Nonobstant cet argument, les accords ARTÉMIS risquent de créer encore un peu plus de dissension entre les États-Unis et la Chine, qui a également de grandes ambitions lunaires. Elle souhaite y poser ses taïkonautes en 2035. Elle a fait montre de ses capacités technologiques en envoyant une série de sondes et d’atterrisseurs lunaires « Chang’e » depuis 2007. L’événement le plus médiatisé car il constituait une première mondiale, a été l’alunissage de Chang’e 4 sur la face cachée de la Lune en 2019. Le projet chinois d’installation durable sur la Lune via une base lunaire se réalise en partenariat avec la Russie. Il est également ouvert à la coopération internationale, mais clairement en concurrence avec le programme ARTÉMIS.
D’ailleurs, la concurrence se matérialisera sur le lieu choisi par chacun des protagonistes pour atterrir et installer leur base lunaire. Actuellement, États-Unis et Chine s’orientent tous deux vers le pôle sud. En l’état actuel des connaissances, les choix sont restreints. En effet, l’implantation idéale d’une base lunaire impose à la fois d’être proche d’une ressource en eau et de ressources minérales à extraire, et d’être exposée aux rayons du soleil. Dans le même temps, une foule d’acteurs privés se préparent également à alunir et à exploiter les ressources sur place.
Quelle sera l’autorité compétente pour gérer les conflits sur la Lune ? Comment vérifier, à plus de 350 000 kilomètres de la Terre, que l’utilisation pacifique de la Lune est une réalité, et qu’aucune activité militaire ne s’y déroule, conformément au Traité de l’espace ? Qui pourra procéder aux vérifications in situ ?
Au niveau international, ces nouvelles questions sont prises en compte. Le sous-comité juridique du Comité des utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique (CUPEEA ou COPUOS en anglais) a décidé la création d’un groupe de travail sur les aspects juridiques des activités relatives aux ressources spatiales. La publication de son rapport final est prévue pour 2027.