Visuel BS 42 Kaya

 

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Comment la Turquie tire parti de la guerre en Ukraine
pour marginaliser les organisations armées kurdes 

Sümbül Kaya

 

La Turquie mène une opération de marginalisation du PKK/PYD/YPG en usant de deux leviers : mettre son veto à l’entrée de la Suède et de la Finlande à l’OTAN et menacer d’une nouvelle offensive en Syrie. Son objectif est triple : faire primer ses intérêts sécuritaires, en obligeant ses alliés à respecter sa grille de lecture ; se positionner stratégiquement vis-à-vis des États-Unis ; tirer profit de ces positions sur le plan électoral.

 

La posture d’équilibre dans le conflit ukrainien replace la Turquie en position de force pour négocier et imposer au sein de l’OTAN, dont elle est membre depuis 1952, ses propres priorités sécuritaires, suscitant en retour de nouvelles tensions.Ankara entend ainsi marginaliser voire criminaliser les organisations kurdes (PKK/PYD/YPG) – que la Turquie considère comme terroristes – auprès des pays membres de l’OTAN, et ce faisant imposer à ses alliés sa propre grille de lecture sécuritaire. À cet effet, elle use de deux procédés qui se renforcent mutuellement : d’une part, elle a recours aux négociations diplomatiques en mettant son veto sur l’entrée de la Suède et de la Finlande à l’OTAN ; d’autre part, elle menace de recourir à la force en projetant de nouvelles offensives en Syrie afin de montrer aux alliés sa détermination dans la lutte qu’elle mène à l’intérieur et à l’extérieur de son territoire contre le PKK/PYD/YPG. Comment comprendre cette posture turque, qui semble à première vue menacer le retour en grâce de la Turquie après une décennie de tensions et d’isolement ?

Cette posture témoigne pourtant d’une certaine continuité dans la politique étrangère turque. Erdoğan reproche à la Suède, outre son soutien à la guérilla kurde, son soutien à la communauté religieuse Gülen, qui est accusée d’être l’instigatrice de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Par le marchandage, la Turquie impose aux alliés sa grille de lecture sécuritaire. En cela, loin d’avoir récemment changé, la politique étrangère turque est asservie à la question de la sécurité nationale. De fait, cette crispation sécuritaire sur la question de la guérilla kurde transcende les clivages politiques traditionnels turcs, révélant la place importante du nationalisme dans l’ensemble du spectre politique. Cette préoccupation sécuritaire est souvent perçue comme un simple jeu de politique interne par les alliés occidentaux – qui rejoignent en cela les opposants à l’AKP – de la Turquie, alors même qu’Ankara semble attendre un réel soutien de leur part.

Le marchandage vise également à la levée des différentes restrictions sur l’acquisition d’armement. En effet, l’autre condition posée par le président turc à la levée de son veto est la levée des embargos sur les ventes d’armes imposés en 2019 par la Finlande et la Suède, après une nouvelle offensive turque en Syrie. Loin d’être marginale, la Finlande était le premier fournisseur de la Turquie en 2018, avec des ventes en pleine croissance. Malgré les progrès considérables réalisés ces dix dernières années, la Turquie ne parvient pas encore à se passer totalement de l’expertise de puissances étrangères. Par son veto, Erdoğan espère également susciter l’intérêt de Joe Biden qui a pris ses distances, depuis son élection, avec son homologue turc. La position de médiateur de la Turquie entre la Russie et l’Ukraine a en effet contribué à améliorer les relations entre Ankara et Washington, et c’est grâce à ce nouveau levier qu’Ankara espère à présent obtenir la levée des restrictions sur les armes américaines, imposées après l’achat des missiles de défense antiaérienne S-400 russes. La Turquie voudrait acquérir des avions de combat F16 ainsi que des pièces détachées pour moderniser ceux déjà en sa possession. Si le Congrès semblait disposé à accepter la vente de F16, ce durcissement de la Turquie vis-à-vis de l’OTAN pourrait s’avérer contre-productif. Par ailleurs, la menace par Erdoğan d’une nouvelle offensive militaire sur le sol syrien pourrait tendre davantage les relations entre ces deux pays. En effet, parallèlement à cette lutte diplomatique et politique qu’elle mène au sein de l’OTAN, Erdoğan menace de lancer une nouvelle opération pour démontrer sa détermination dans cette lutte contre le PYD-YPG, et de renforcer la pression sur les alliés.

La perspective d’une nouvelle intervention en Syrie s’inscrit dans cette double perspective : sécurité intérieure et enjeux stratégiques de la relation turco-américaine. Erdoğan annonce, le 23 mai 2022, la préparation d’une nouvelle offensive militaire sur le sol syrien, qui sera la sixième opération depuis 2016. Cette opération a été validée par le Conseil de la sécurité nationale (MGK) qui précise dans une déclaration que « les opérations actuellement menées ou à mener pour dégager nos frontières sud de la menace terroriste ne visent en aucune manière l’intégrité territoriale et la souveraineté de nos voisins, et sont nécessaires pour notre sécurité nationale ». Avec la guerre en Ukraine, la Russie aurait retiré une partie de ses troupes de Syrie, ce qui laisse la place à la Turquie pour mener cette opération dont l’objectif officiel, non réalisé précédemment, est de créer une zone tampon d’une profondeur de 30 kilomètres le long des frontières sud du pays. En avril 2022, la Turquie a également fermé, pour une durée de trois mois, son espace aérien aux avions russes à destination de la Syrie, ce qui complique encore un peu plus la présence russe en Syrie dont les vols transitent désormais par l’Irak. Le retrait partiel russe aurait également laissé le terrain libre aux milices chiites soutenues par l’Iran, argument sur lequel s’appuie la Turquie pour justifier cette intervention.

La nouvelle offensive serait menée dans quatre régions syriennes, notamment à Tell Rifaat, Kobané, Aïn Issa et à Manbij, créant ainsi une zone tampon allant de Ras al-Aïn à Afrin. La région de Kobané est considérée par les autorités turques comme une « source d’instabilité » à partir de laquelle « des attaques seraient menées par le YPG-PYD contre les frontières turques par la remise en service des tunnels » entre la Syrie et la Turquie qui permettraient le transit d’armes sur le sol turc. Selon les déclarations du capitaine de marine Burcu Nalic Yokuva, « 476 attaques et attentats ont été perpétrés par l’organisation terroriste dans les zones d’opérations [zones contrôlées par les Turcs en Syrie] depuis le 1er janvier 2022, 1 256 terroristes ont été neutralisés avec l’intervention immédiate des commandos ». Toutefois, les YPG n’ont pas mené d’attaques d’envergure en Turquie depuis la Syrie au cours des derniers mois. Ankara cherche avant tout à empêcher la formation et la reconnaissance d’un État kurde à ses frontières. L’offensive pourrait pousser les Kurdes à se rapprocher de Damas, réduisant leur autonomie. La menace d’une telle opération doit aussi être replacée dans sa temporalité : elle intervient quelques jours après la décision du trésor américain, le 12 mai dernier, d’autoriser certaines activités économiques dans les régions kurdes, sans lever les restrictions dans le reste de la Syrie (zones tenues par les rebelles soutenus par les Turcs et zones du régime). Cependant cette nouvelle offensive de grande envergure, si elle se concrétise, pourrait affaiblir la Turquie, non en termes de capacité militaire, mais parce que le monde ne voit pas le YPG-PYD comme une organisation terroriste contrairement au PKK.

Ajoutons que l’enjeu d’une nouvelle intervention militaire est également électoraliste. À l’approche des élections législatives et présidentielles de juin 2023, Recep Tayyip Erdoğan voudrait apporter une « solution » au « problème » des migrants en les réinstallant dans cette zone tampon. Cette mesure, radicale, avait été proposée par le dirigeant du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kiliçdaroglu, qui promettait de renvoyer tous les migrants syriens chez eux s’il était élu lors des prochaines élections. En prenant de court son rival, Erdoğan pourrait regagner en légitimité, alors que sa popularité a été fortement affaiblie par l’inflation croissante et la dévaluation de la lire turque. L’autre ressource électoraliste que pourrait lui procurer une éventuelle intervention militaire en Syrie est de satisfaire certains de ses cercles de soutien, notamment la coalition qu’il a formée avec l’extrême droite (MHP), mais aussi d’attirer vers lui les souverainistes qui défendent la doctrine de la patrie bleue et sont pro-russes.

En s’étant rendue incontournable lors de la guerre en Ukraine, la Turquie profite de son statut pour faire valoir ses propres intérêts et préoccupations sur d’autres théâtres de guerre, alors même qu’ils entrent en contradiction avec ceux de ses partenaires de l’alliance atlantique. L’opération, non encore lancée, pourrait être une simple carte de plus dans les mains de la diplomatie turque, afin de pressurer sur plusieurs fronts l’administration américaine. Finalement, la crise ukrainienne donne à la Turquie l’occasion d’un retour de la pratique diplomatique plus ancienne (diplomatie active, négociations, médiations, soft power) tout en ne renonçant pas pour autant à l’usage de la force armée, ce qui renforce la militarisation des modalités de sa politique étrangère déjà amorcée depuis la tentative de coup d’État en juillet 2016.

 

Sümbül Kaya, docteur en science politique, est chercheuse Turquie à l’IRSEM. Ses travaux se situent au croisement de la sociologie et de la science politique.

Contact : sumbul.kaya@irsem.fr