Le Japon face au durcissement des initiatives stratégiques américaines
dans l’Indo-Pacifique
Marianne Péron-Doise
Shinzo Abe a légué un héritage diplomatique fort au Japon. La démission de son successeur après un an d’exercice laisse craindre un affaiblissement du pays alors qu’il doit faire preuve d’un leadership clairvoyant face aux stratégies américaines pour contrer la Chine. Après la reprise en main du QUAD par Joe Biden, Tokyo doit s’adapter à la création d’un partenariat AUKUS résolument offensif.
Le renoncement du Premier ministre japonais Yoshihide Suga à ses fonctions de chef du gouvernement a relancé les luttes de factions au sein du PLD afin de lui trouver rapidement un successeur. La majorité gouvernementale doit se mettre en ordre de bataille afin d’affronter les élections législatives prévues le 29 novembre 2021 puis celles à la chambre haute en juillet 2022. Or, face au nationalisme belliqueux de la Chine de Xi Jinping et à l’intransigeance de la politique chinoise de l’administration Biden, l’archipel a plus que jamais besoin d’un leadership stable et reconnu tant sur le plan interne qu’en matière de diplomatie.
Ayant quitté le pouvoir en raison de son incapacité à faire face à une forte vague d’épidémie de coronavirus sur l’archipel au moment des Jeux olympiques, Yoshihide Suga est considéré comme un pâle successeur de Shinzo Abe. Celui-ci, durant ses huit années d’exercice – une durée exceptionnelle pour un Premier ministre au Japon –, avait renouvelé l’image internationale de l’archipel en réussissant à faire partager sa vision d’un Indo-Pacifique « libre et ouvert » à de nombreux partenaires dont son homologue indien Narendra Modi.
Yoshihide Suga a suivi la ligne ambitieuse d’une grande stratégie pour le Japon élaborée par Shinzo Abe autour du concept d’Indo-Pacifique (Free and Open Indo-Pacifique, FOIP). Son premier déplacement à l’étranger en octobre 2020 a été pour le Vietnam et l’Indonésie, pays relais de cette approche japonaise où l’ASEAN occupe une place centrale. Ce même mois, il a organisé à Tokyo la deuxième réunion ministérielle du QUAD, ce forum de dialogue sur la sécurité créé en 2007 et rassemblant outre le Japon trois autres puissances majeures s’appuyant sur le concept d’Indo-Pacifique : les États-Unis, l’Inde et l’Australie. L’insistance japonaise à consolider le QUAD a trouvé un écho auprès du président Biden qui souhaite en faire un mécanisme plus actif dans le cadre d’une politique indo-pacifique élargie à des problématiques de sécurité nouvelles susceptibles d’attirer davantage de partenaires (production de vaccins contre la Covid-19, changement climatique, indépendance des chaînes d’approvisionnement stratégique).
En matière de sécurité nationale, le gouvernement Suga a créé la surprise par une analyse incisive des stratégies coercitives chinoises dans l’environnement régional de l’archipel et une prise en compte explicite de la question de Taïwan. Le Livre blanc 2021 sur la défense du Japon, publié en juillet, souligne ainsi que la stabilité dans le détroit de Taïwan constitue un élément participant étroitement à la sécurité de Tokyo. Le renforcement des démonstrations de force chinoises autour de Taïwan, observé depuis la réélection de la présidente Tsai Ing-wei en 2020, dont les incursions répétées dans l’espace aérien de l’île, inquiète le Japon. Taïwan se situe à une centaine de kilomètres des îlots Senkaku sous administration japonaise mais revendiqués avec agressivité par Pékin, dont les flottes de pêche ou les unités garde-côtes n’hésitent pas à pénétrer dans les eaux territoriales nippones. Les cercles politico-militaires japonais n’ont de cesse de dénoncer l’ambiguïté de la loi chinoise sur la police maritime, promulguée début 2021, autorisant ses garde-côtes à recourir à la force armée pour défendre les « droits maritimes » de Pékin. Victime selon lui des mêmes techniques de harcèlement utilisées par la Chine vis-à-vis de Taïwan, le Japon estime qu’il serait directement impliqué en cas de crise autour du détroit et qu’il doit s’y préparer. Outre sa proximité géographique, sa relation d’allié avec les États-Unis dont la majorité des forces et des moyens aériens déployés en permanence au Japon sont localisés sur l’archipel d’Okinawa, non loin du détroit de Taïwan, ne pourra qu’entraîner une action des Forces d’autodéfense (FAD) nippones. La première rencontre au sommet entre le président américain et le Premier ministre japonais en avril 2021 avait déjà souligné leur souci commun concernant la « paix et la stabilité » autour du détroit. Par ailleurs, le gouvernement Suga s’est efforcé d’internationaliser la situation de Taïwan, à l’irritation grandissante de la Chine. Tokyo a ainsi réussi à obtenir l’inclusion d’une mention concernant « l’importance de la stabilité du détroit de Taïwan » dans le communiqué publié à l’issue de la réunion du G7 en Écosse en juin 2021.
L’édition 2021 du Livre blanc japonais développe également trois autres points majeurs au cœur de la réflexion diplomatico-militaire de l’archipel : la compétition stratégique entre États-Unis et Chine, l’expansion des partenariats de défense de Tokyo et le besoin de renforcer les capacités de recherche et développement du pays dans les technologies avancées. Trouver sa place entre les États-Unis et la Chine a toujours constitué un exercice délicat pour le Japon qui a longtemps cru pouvoir ménager ses relations commerciales et économiques avec Pékin et son alliance sécuritaire avec Washington. Cela ne sera guère envisageable avec l’administration Biden. Celle-ci n’est pas disposée à rejoindre le Trans-Pacific Partnership, qui intéresse la Chine et qui a déjà été signé par l’ensemble de l’ASEAN, l’Australie et le Japon, mais escompte que Tokyo mette ses ressources au service de projets de développement du QUAD. De la même façon, Washington entend s’appuyer sur la maîtrise du secteur des hautes technologies de Tokyo pour contrer les avancées chinoises dans le domaine des télécommunications et la 5G.
Sur le plan militaire, des questions persistent quant à l’aptitude du Japon à assumer les responsabilités régionales auxquelles il aspire en raison des limites capacitaires et constitutionnelles qui pèsent sur son outil militaire. Pour autant, les FAD maritimes se montrent de plus en plus actives et multiplient les occasions d’entraînement avec d’autres partenaires que les États-Unis. Depuis 2015, le format du QUAD leur offre des possibilités d’exercices réguliers en mer avec les marines américaine, australienne et indienne à travers l’exercice Malabar. Toutefois la fourniture de sous-marins à propulsion nucléaire par les États-Unis à l’Australie dans le cadre du nouveau partenariat stratégique AUKUS entre Washington, Canberra et Londres, suggère la volonté d’un engagement naval américain résolu face à la Chine et le choix d’une politique d’endiguement qui pourrait pousser Tokyo à des repositionnements inédits. Après la mise à l’écart brutale de la France, puissance indo-pacifique significative et alliée majeure des États-Unis, dans la constitution de ce front, l’archipel peut craindre d’être relégué au motif de sa pusillanimité.
Cette situation pourrait remettre en cause la vision coopérative et inclusive que le Japon a jusqu’à présent défendue à travers sa politique indo-pacifique et son rappel incessant du respect d’un ordre maritime fondé sur le droit. Tokyo s’est efforcé de promouvoir des stratégies de contrepoids à l’expansionnisme chinois en participant à des coalitions multilatérales informelles en complément d’une alliance nippo-américaine plus que jamais vitale.
En 2021, Tokyo a notamment accueilli avec satisfaction les nombreux déploiements de marines européennes dans l’Indo-Pacifique comme autant d’occasion d’élargir ses partenariats. La France, au demeurant riveraine et qui détache régulièrement des unités de la métropole en mission, le Royaume-Uni, l’Allemagne mais aussi les Pays-Bas ont envoyé d’importantes unités de combat dans la zone, parmi lesquelles deux sous-marins nucléaires et deux porte-avions français et britanniques. En avril, les FAD maritimes se sont associées à l’exercice français multinational Lapérouse dans le golfe du Bengale, aux côtés de leurs homologues américaine, australienne et indienne. Elles ont également conduit un exercice amphibie inédit avec des éléments français opérant sur le territoire japonais, en mai, dans le cadre des manœuvres maritimes ARC21 avec les marines américaine et australienne. L’un des scénarios comprenait l’éventuelle attaque d’une île japonaise par une puissance ennemie. Ces coopérations multilatérales si profitables au Japon pourront-elles se maintenir dans le contexte créé par l’AUKUS ? L’alignement stratégique australien sur la posture de dissuasion américaine est perçu favorablement par Tokyo, qui y voit un rééquilibrage dans le rapport de force avec la Chine. Mais si le Japon soutient l’AUKUS, il reste soucieux de préserver la cohérence d’une « communauté indo-pacifique » qu’il estime avoir largement inspirée. Il entend poursuivre ses relations avec l’Inde, la France et l’Union européenne dont la stratégie pour la coopération dans l’Indo-Pacifique, récemment publiée, cite Tokyo comme un « partenaire essentiel ».
Marianne Péron-Doise est chercheuse à l’IRSEM et chercheuse associée à l’IRIS. Ses travaux portent sur les équilibres stratégiques en Asie de l’Est et le rôle de la « sécurité maritime » dans les relations internationales.
Contact: marianne.peron-doise@irsem.fr