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Corée du Sud – États-Unis. L’alliance au prisme de l’Indo-Pacifique et du QUAD

Marianne Péron-Doise

 

La rencontre des présidents américain et sud-coréen fin mai 2021 a relancé les interrogations sur la posture de la Corée du Sud face au concept d’Indo-Pacifique et du QUAD. Jusqu’à présent, Séoul a défendu l’originalité de sa nouvelle politique du Sud et sa complémentarité avec l’Indo-Pacifique américain, faisant preuve d’une autonomie diplomatique résolue. Au plus fort d’une compétition technologique accrue avec la Chine, Joe Biden cherche à ménager un partenaire industriel essentiel.

 

Quand, à l’automne 2017, Donald Trump a tenté de convaincre le président sud-coréen Moon Jae-in de soutenir la vision indo-pacifique américaine – elle-même en cours de formalisation – il n’a guère suscité d’écho chez son allié. Séoul opérait alors des réajustements notables en termes de politique étrangère en se rapprochant de l’Asie du Sud-Est et de l’Inde, deux pôles économiques et diplomatiques majeurs pour une Corée du Sud en quête de nouveaux partenaires asiatiques. C’est ainsi que Moon Jae-in a présenté la nouvelle politique du Sud (New Southern Policy, NSP) en 2017 lors d’une visite en Indonésie.

Cette politique fournit à la Corée du Sud l’occasion de s’extraire du cadre contraignant d’une Asie de l’Est où ses initiatives demeurent fortement dépendantes des politiques chinoise et nord-coréenne de Washington. Elle conforte ainsi les ambitions de puissance moyenne que représente Séoul en lui offrant un espace diplomatique à investir en toute autonomie. Le renforcement des liens avec l’ASEAN et l’Inde, concrétisé par la signature de nombreux accords bilatéraux, peut être vu comme un succès personnel du président Moon et consacre par ailleurs une région et des acteurs au cœur de la stratégie indo-pacifique de nombreuses puissances, que ce soit les États-Unis, le Japon, l’Australie ou la France.

Jusqu’à présent, la concession la plus visible de Moon Jae-in à la stratégie indo-pacifique américaine a été sa participation en mars 2020 à un Dialogue quadrilatéral ou QUAD, ce forum d’échange sur les questions de sécurité, rassemblant depuis 2007 les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde. Adoptant un format QUAD plus, c’est-à-dire invitant en sus des quatre membres traditionnels, le Vietnam, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande, celui-ci s’était alors focalisé sur la Covid-19. On se souvient que depuis sa création, le QUAD souffrait de son caractère informel et d’un manque de clarté sur ses objectifs en dépit d’une forte implication du Japon pour en faire le véhicule de sa vision d’un Indo-Pacifique libre et ouvert (Free and Open Indo-Pacific, FOIP). Sa relance à l’initiative de Mike Pompeo en 2017 lui avait toutefois donné l’apparence d’une machine de guerre anti-chinoise propre à susciter un recul durable tant de l’Inde que de la Corée du Sud.

Cette dernière, dont la diplomatie est traditionnellement tournée vers la Chine, sait le prix à payer en cas d’alignement trop net sur des options politico-militaires américaines jugées offensives à son égard par Pékin. Lors du déploiement sur le sol sud-coréen du système de défense antimissiles américain, Terminal high Altitude Area Defense (THAAD), en juillet 2017, la Corée du Sud avait dû affronter un boycott commercial chinois qui avait durablement déstabilisé son économie. Par ailleurs, la politique nord-coréenne de Séoul reste dépendante du bon vouloir de Pékin. Or, en dépit de l’échec des rencontres au sommet entre le président Trump et son homologue nord-coréen en 2018 et 2019, Moon Jae-in escompte toujours une reprise des relations intercoréennes qui lui permettrait, a minima, de proposer une aide de nature humanitaire à Pyongyang en proie à la Covid-19 et aux prémices d’une grave crise alimentaire.

Pour autant, l’agressivité dont fait preuve la Chine de Xi Jinping dans les relations internationales, son mépris affiché pour les valeurs libérales et une stabilité garantie par le droit ne manquent pas d’inquiéter Séoul où les cercles politiques conservateurs plaident en faveur de l’adoption du concept d’Indo-Pacifique. À cela s’ajoutent les incursions chinoises répétées dans la zone d’identification aérienne de Séoul et la multiplication de controverses historiques et culturelles dont la querelle sur l’origine du kimchi, plat national coréen.

Puissance maritime, la Corée du Sud craint que l’expansion sans frein de Pékin en mer de Chine méridionale et sa militarisation constante de récifs poldérisés dans des zones disputées avec ses voisins, ne constituent, à terme, un obstacle à la liberté de navigation dans les mers d’Asie. Tout comme le Japon qui dépend des flux d’approvisionnement énergétique par la mer, la Corée du Sud a un intérêt stratégique au maintien d’une circulation sans encombre sur les principales voies de commerce maritimes entre l’Asie, le Moyen-Orient et l’Europe. C’est ainsi que la marine sud-coréenne a contribué dès 2008 à l’effort international de lutte contre la piraterie somalienne dans le golfe d’Aden et participe également à des missions de surveillance de la navigation marchande dans le détroit d’Ormuz.

Par ailleurs, si l’administration Biden s’est saisie activement du concept indo-pacifique et du QUAD, elle le fait au nom d’une diplomatie des valeurs et d’une approche sécuritaire multidimensionnelle plus nuancée que celle de l’administration Trump. Certes, l’élaboration de stratégies de contrepoids aux initiatives chinoises, dont la Belt and Road Initiative (BRI), reste au cœur de l’approche américaine. Mais le nouvel esprit du QUAD, perceptible dans le communiqué de mars 2021 rendant compte d’une première réunion à l’initiative du président Biden, reflète des préoccupations régionales variées telles que la Covid-19, le changement climatique, la protection des technologies critiques ou l’accès à des infrastructures de qualité.

Pour l’heure, la Corée du Sud se montre évasive et met en avant le fait que l’administration américaine ne lui a pas formellement demandé de rejoindre le QUAD en tant que cinquième membre. Séoul se plaît également à souligner la complémentarité entre sa NSP et le concept d’Indo-Pacifique américain. À l’issue de leur sommet de mai dernier, les deux présidents se sont notamment accordés sur un grand nombre de coopérations significatives qui font écho aux objectifs affichés par le QUAD. On notera ainsi un partenariat pour la fabrication de vaccins, le KORUS Global Vaccin Partnership, afin de lutter contre la Covid-19. La Corée du Sud fait en effet partie des trois premiers fabricants mondiaux de vaccins avec la Chine et l’Inde et les firmes pharmaceutiques sud-coréennes vont avoir un rôle majeur à jouer pour faciliter l’approvisionnement en vaccins de l’ensemble de l’Indo-Pacifique. Elles serviront ainsi l’ambition américaine de concurrencer rapidement la production de 110 millions de doses de vaccin anti-Covid des sociétés chinoises Sinovac et Sinopharm promises d’ici la fin 2021 au mécanisme de distribution internationale Covax, chapeauté par l’Organisation mondiale de la santé.

Mais c’est le domaine des technologies et de l’innovation qui figure en priorité sur l’agenda commun, marquant une prise de distance sud-coréenne par rapport à la Chine. Dans la rivalité multiforme qui oppose les États-Unis et la Chine, notamment dans le secteur de l’économie numérique et des technologies sensibles, la Corée du Sud se révèle être un maillon essentiel. Elle constitue en effet, avec Taïwan et le Japon, l’un des leaders asiatiques dans la maîtrise des semi-conducteursgrâce aux sociétés Samsung et SKhynix. Or ce secteur de pointe, dominé par les États-Unis en termes de propriété intellectuelle et de conception, fait cruellement défaut à l’industrie chinoise et à ses capacités d’innovation. Une coopération renforcée avec la Corée du Sud dans ce domaine permettra à Washington de mieux contrôler sa chaîne d’approvisionnement en technologie stratégique et contribuera également à l’efficacité de son plan de ralentissement du développement technologique chinois.

Sans adhérer explicitement à la stratégie indo-pacifique américaine, la Corée du Sud en est un acteur significatif sinon indispensable. Jeune démocratie asiatique, elle ne peut qu’adhérer au discours sur la défense des valeurs libérales et d’un ordre international fondé sur le droit. Par ailleurs, dans la compétition de puissance à laquelle se livrent la Chine et les États-Unis, elle apporte à son allié américain des capacités technologiques qui renforcent sa sécurité, rééquilibrant ainsi les pourtours d’une alliance jusqu’ici asymétrique.

 

Marianne Péron-Doise est chercheuse à l’IRSEM. Ses travaux portent sur les équilibres stratégiques en Asie de l’Est et le rôle de la « sécurité maritime » dans les relations internationales.
Contact: marianne.peron-doise@irsem.fr