L’ambition japonaise d’une stratégie de sécurité économique : une voie à suivre
Nicolas Regaud
Un comité d’étude du Parti libéral démocrate japonais a remis un rapport en décembre 2020 demandant la mise en œuvre d’une stratégie nationale de sécurité économique visant à préserver l’autonomie stratégique du pays. Nous pourrions utilement nous en inspirer et élaborer un Livre blanc de la sécurité économique, tant au niveau national qu’européen, et engager des échanges et des coopérations avec nos partenaires d’Indo-Pacifique notamment.
L’économie a toujours été un fondement essentiel de la sécurité nationale et les échanges économiques des instruments de prospérité partagée mais aussi de coercition. La troisième vague de mondialisation engagée depuis trente ans a accéléré le développement colossal des flux matériels et immatériels, l’interconnexion internationale créant aussi des dépendances pesant sur la sécurité, la prospérité et la souveraineté des nations. La part des exportations de biens et de services dans le PIB mondial est ainsi passée de 19 % en 1990 à 30 % aujourd’hui. Le sentiment de vulnérabilité est d’autant plus fort que la primauté économique des pays occidentaux se réduit progressivement : les pays membres de l’OCDE représentaient 82 % du PIB mondial en 2000 et désormais à peine plus de 60 %. De plus, ils sont confrontés à un retour des politiques de puissance, au développement de l’usage coercitif des flux (guerre commerciale sino-américaine, sanctions unilatérales, cyber-espionnage, investissements hostiles, restriction d’accès à certaines ressources, etc.), à des risques globaux en mesure de perturber les chaînes d’approvisionnement, comme l’ont illustré hier la catastrophe de Fukushima, aujourd’hui la pandémie de Covid-19, et demain, de plus en plus, les événements climatiques extrêmes dont le nombre et l’intensité croîtront sous l’effet du dérèglement climatique.
C’est dans ce contexte qu’un groupe d’étude du Parti libéral démocrate (PLD) japonais a rédigé un rapport demandant au gouvernement d’élaborer une stratégie de sécurité économique. L’assertivité chinoise et la menace qu’elle fait peser sur les approvisionnements stratégiques ont joué un rôle majeur dans le lancement de cette réflexion, mais elle ne se réduit pas à cette dimension ; elle vise plus largement à contribuer à préserver « l’autonomie stratégique » du Japon et à lui permettre de disposer des outils qui, à long terme, dans un monde où l’innovation technique constitue un levier de puissance majeur, permettront au pays de préserver sa sécurité et sa prospérité.
Ce rapport s’inscrit dans un contexte intérieur où les questions de sécurité économique font l’objet d’une réflexion et de travaux au sein des différents ministères concernés et au niveau interministériel. Ainsi, un service chargé de la sécurité économique a été créé au Gaimusho dès octobre 2019 et une division d’une vingtaine de personnes a été formée au sein du National Security Secretariat en avril 2020 pour coordonner l’action interministérielle. Mis en place en juin 2020, le groupe d’étude du PLD donne une forte impulsion politique et fait des recommandations susceptibles d’être reprises par la stratégie gouvernementale que le PLD appelle de ses vœux et qui devrait se traduire par une loi présentée à la Diète dans sa session ordinaire en 2022 et par l’introduction de la sécurité économique dans la Stratégie de sécurité nationale. Dans le système politique japonais, il fait peu de doute que les recommandations du parti majoritaire seront largement reprises, même si le gouvernement conserve une marge d’appréciation confortable.
Le rapport propose de poursuivre deux objectifs stratégiques : 1) la préservation de l’autonomie stratégique, qui se traduit principalement par des mesures de protection ; 2) le renforcement de « l’indispensabilité stratégique » du Japon, concept qui vise « de façon stratégique, à accroître le nombre de secteurs dans la structure industrielle mondiale, où le Japon est essentiel à la communauté internationale ». En d’autres termes, le positionnement technologique et industriel du Japon doit contribuer à sa sécurité et sa prospérité sur le long terme ; de même, la consolidation d’avantages comparatifs doit lui permettre de dissuader ou de riposter à d’éventuelles actions de coercition économique, comme le Japon a eu à en souffrir en 2010 lorsque la Chine a interrompu ses exportations de terres rares.
Le rapport rappelle que le Japon a depuis longtemps mis en œuvre des politiques de sécurité économique, notamment en matière alimentaire et énergétique ou de contrôle des transferts sensibles – contrôle des investissements étrangers, des exportations de biens à double usage et de matériels de guerre, des échanges techniques et scientifiques internationaux – ou de cybersécurité, mais juge désormais nécessaire de les renforcer et replacer dans le cadre d’une stratégie globale. Pour cela, il recommande au préalable de conduire un travail d’identification des secteurs économiques clés, de leurs vulnérabilités, des segments où le Japon dispose d’un avantage comparatif au niveau international. Cela doit permettre d’envisager les mesures d’adaptation – stockage, diversification des sources d’approvisionnement, soutien à la production nationale, identification de technologies ou produits alternatifs –, de renforcement des instruments de protection du patrimoine scientifique et technique et de soutien à l’innovation.
Le rapport identifie un certain nombre de secteurs stratégiques nécessitant une attention particulière et un effort en matière de soutien à l’innovation, parmi lesquels l’économie maritime (ressources marines, construction navale, politique arctique), les infrastructures de télécommunication (câbles sous-marins, préparation de la 6G), les infrastructures financières (monnaie numérique), la maîtrise des données, l’intelligence artificielle, les technologies quantiques, l’espace, les biotechnologies, les matériaux ou les technologies environnementales. Le champ est donc très large et relève d’un grand nombre d’acteurs publics et privés, ce qui conduit le rapport à recommander une approche interministérielle, associant le secteur privé et celui de la recherche. Enfin, il insiste sur la nécessité d’un renforcement des capacités nationales d’intelligence économique, d’une concertation avec les pays affinitaires – en particulier « les États-Unis, l’Australie, l’Inde, d’autres pays de la région Indo-Pacifique et l’Europe », et d’une assistance aux pays tiers, en particulier ceux d’Indo-Pacifique.
Le Japon devrait ainsi – dès 2022 – être le premier grand pays développé à disposer d’une véritable stratégie de sécurité économique, même si cette thématique constitue le second pilier de la NSS américaine adoptée en 2017. La France, comme ses grands partenaires, a également renforcé ses mécanismes de contrôle des transferts sensibles au cours des dernières années (extension du champ des secteurs soumis au contrôle des investissements étrangers, création du Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques, rénovation de la PPST…), élaboré une stratégie de cyberdéfense et de cybersécurité, et s’est engagée à soutenir l’innovation dans certains domaines clés (IA, technologies quantiques…). Toutefois, elle ne dispose pas d’une stratégie intégrée en matière de sécurité économique, le sujet étant traité de façon éclatée.
L’exemple japonais pourrait ainsi conduire à envisager l’élaboration d’une telle stratégie voire d’un Livre blanc et – à tout le moins – d’incorporer cette dimension de la sécurité nationale dans un éventuel Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale (LBDSN) à venir. Outre qu’une telle démarche s’inscrirait dans un contexte national favorable au renforcement de la souveraineté économique, elle permettrait de préciser le champ de la sécurité économique et de structurer une politique interministérielle selon des axes validés au plus haut niveau, éventuellement en associant le secteur privé et la société civile à l’élaboration de cette stratégie, comme cela a été le cas pour les derniers LBDSN.
Une initiative en ce sens favoriserait les échanges avec nos grands partenaires stratégiques, notamment ceux de l’Indo-Pacifique très sensibles à la nécessité de développer des instruments de résilience économique, comme l’illustre notamment le lancement en septembre 2020, par le Japon, de la Supply Chain Resilience Initiative (SCRI) avec l’Inde et l’Australie. La France pourrait d’ailleurs examiner la possibilité de rejoindre cette initiative, dans le cadre de sa stratégie dans l’Indo-Pacifique.
Enfin, une initiative française d’ampleur en matière de sécurité économique pourrait, comme cel a été le cas lorsque la France a élaboré la première en Europe une stratégie en Indo-Pacifique, montrer la voie à l’UE et à nos grands partenaires. Certains d’entre eux, comme l’Allemagne et les Pays-Bas, ont déjà manifesté leur volonté de renforcer leurs instruments de sécurité économique et pourraient soutenir l’idée de l’élaboration d’une stratégie de sécurité économique de l’Union européenne, niveau de mobilisation le plus approprié pour peser à l’échelle internationale. C’était déjà la proposition centrale du mémorandum adressé au HRVP Josep Borrell en 2019 par Jean Pisani-Ferry et Guntram Wolff, dont la pertinence reste entière.
Nicolas Regaud est délégué au développement international à l’IRSEM. Docteur en science politique, il travaille notamment sur les questions stratégiques en Indo-Pacifique et la sécurité climatique.
Contact : nicolas.regaud@irsem.fr