La Cour pénale internationale, nouvelle arène du conflit israélo-palestinien ?
Amélie Férey
La décision de la procureure de la CPI de lancer une enquête sur les violations du droit international commises sur le territoire palestinien marque une nouvelle étape dans la judiciarisation du conflit israélo-palestinien dont l’issue demeure incertaine.
Le 3 mars, la procureure de la Cour pénale internationale Fatou Bensouda a officiellement lancé une enquête sur les violations du droit international commises sur le territoire palestinien. Largement commentée dans les médias, cette décision parachève une stratégie juridique déployée par l’Autorité palestinienne depuis 2011, visant à utiliser les leviers offerts par le droit international pour parvenir à la reconnaissance de la qualité étatique de la Palestine. Lors des accords d’Oslo de 1993, l’OLP avait renoncé à la lutte armée devant les engagements pris en faveur de la création d’un État indépendant, dont l’existence semblait alors acquise. L’échec actuel des négociations et les récentes déclarations de Benjamin Netanyahou concernant l’annexion d’une partie de la Cisjordanie renforcent l’opportunité stratégique des leviers juridiques pour contraindre Israël au respect de ses engagements internationaux. Historiquement, cette stratégie a connu des revers, notamment après l’utilisation infructueuse des mécanismes de compétence universelle dans des cours d’États tiers. À titre d’exemple, l’assassinat ciblé de Salah Shehadeh, l’un des dirigeants de la branche armée du Hamas, en 2002, avait causé la mort de 14 personnes à la suite du largage d’une bombe d’une tonne sur son immeuble au centre de Gaza. L’affaire avait été portée par les familles de victimes devant un juge espagnol pour crime de guerre. Au nom du principe de ne bis in idem selon lequel une affaire ne peut être jugée deux fois, Israël a pu reprendre la main sur le dossier. Un comité ad hoc a déclaré en 2007 la frappe non proportionnelle, sans inquiéter pénalement les responsables ni verser de réparations aux familles de victimes.
Dans ce contexte, la CPI est un outil de choix car elle dispose de l’autorité nécessaire sur le plan international tout en étant moins soumise aux pressions diplomatiques que des cours nationales. En 2011, Mahmoud Abbas consulte le procureur d’alors, Luis Moreno Ocampo, qui soulève l’ambiguïté du statut juridique de la Palestine. Sous l’impulsion de Saeb Erekat, des juristes palestiniens décident d’adhérer à des organisations internationales et des traités en tant qu’État, afin de satisfaire à cette condition d’accès au statut de Rome. Cette stratégie est qualifiée péjorativement de lawfare dans le but de la discréditer. Plusieurs associations pro-israéliennes actives dans ce débat comme le Lawfare project, Shurat HaDin et NGO monitor, sont entendues par la CPI pour délégitimer les recours juridiques palestiniens. Ces derniers sont cependant pris au sérieux par l’État hébreu, d’autant qu’à la différence de la Cour internationale de justice, l’organe des Nations unies rendu célèbre par son avis consultatif sur le mur de séparation construit par Israël en Cisjordanie, la CPI ne juge pas des États mais des individus. L’initiative est qualifiée « d’option nucléaire palestinienne » et le cabinet du Premier ministre se résout en 2013 à négocier une « trêve » juridique avec l’Autorité palestinienne ayant comme condition la libération de prisonniers politiques palestiniens. L’objectif est de gagner du temps pour évaluer les conséquences juridiques d’une enquête de la CPI et préparer une stratégie de défense. En 2012, l’Assemblée générale de l’ONU passe la résolution 67/19 qui donne à la Palestine le statut d’« État observateur non membre », pièce maîtresse pour signer en 2015 le statut de Rome. Il a donc fallu quatre ans pour conclure l’enquête préliminaire. La demande d’un avis consultatif à la chambre préliminaire permis par l’article 19(3) du statut dénote une volonté d’assurer la légalité d’une procédure controversée.
Cependant, le tempo juridique requiert de la patience, et les conséquences ne seront pas immédiates. L’enquête concerne en effet plusieurs sujets, y compris récents comme l’utilisation de la force dans le cadre de la Marche du retour organisée par les Gazaouis en 2018, qui aurait entraîné la mort de plus de 200 individus. Elle porte plus fondamentalement sur le non-respect par Israël de ses devoirs en tant que puissance occupante dans les territoires palestiniens. La création de colonies nommées « implantations » par l’État hébreu entre en contradiction avec l’interdiction du transfert de population prescrite par le droit de l’occupation qu’Israël refuse d’appliquer en considérant que ces territoires ne sauraient être occupés puisqu’un État souverain n’existait pas avant la création d’Israël. Enfin, la conduite des belligérants lors de l’opération « Bordure protectrice » à Gaza en 2014 sera examinée. Le Hamas et les groupes armés palestiniens, notamment le Jihad islamique, sont également accusés de violations dans ce contexte.
Alors que le Hamas a salué ce développement, Benjamin Netanyahou s’est exprimé en anglais dans une vidéo virulente au cours de laquelle il a taxé la cour d’antisémitisme en jouant sur la confusion selon laquelle elle condamnerait l’existence d’Israël, et non la conduite de Tsahal dans une opération en particulier. Il n’a pas hésité à reprendre la rhétorique des fake news popularisée par Donald Trump pour dénoncer des fake crimes. Cette levée de boucliers contre une instance décisive du droit international est en cohérence avec les propres sorties de « Bibi » contre les poursuites judiciaires dont il fait l’objet en Israël, à quelques semaines d’un scrutin qui s’annonce difficile. Affublé du surnom Crime minister, il fait l’objet de plusieurs enquêtes pour corruption et abus de pouvoir. Ses tentatives répétées pour faire passer à la Knesset une loi garantissant son immunité ont été la risée de ses opposants politiques, et notamment d’Ayman Odeh, le leader de la liste arabe unie, qui ironise sur Twitter en 2019, déclarant qu’il acceptait l’offre fictive de Netanyahu de rejoindre sa coalition car ce dernier « était prêt à se retirer des territoires occupés et à abroger la loi sur l’État-nation, et […] à reconnaître la Nakba ».
Israël a annoncé son refus de coopérer avec la Cour au motif qu’il n’est pas signataire du statut de Rome. L’État avait procédé au dépôt de signature en 2000 pour revenir sur cette décision en 2002. Concrètement, cela signifierait l’absence d’accès au territoire israélien pour les personnes mandatées par la CPI, comme c’est déjà le cas des rapporteurs spéciaux des Nations unies, ce qui complique la collecte des données et fragilise la légitimité de leurs enquêtes, vulnérabilité qu’Israël ne manque pas d’exploiter. Le juge sud-africain Richard Goldstone en avait fait les frais en 2009, lorsque quelques jours avant la remise de son rapport, Israël avait publié des informations invalidant partiellement ses conclusions, semant ainsi le doute sur la légitimité du travail accompli.
Aux États-Unis, le candidat Joe Biden avait déclaré vouloir mettre l’accent sur les droits de l’homme et la légalité internationale afin de restaurer un leadership moral, volonté réaffirmée en tant que président lors de son discours inaugural aux Nations unies. Son attitude sur ce dossier ne manquera pas de mettre à l’épreuve de la Realpolitik ses engagements. Son administration n’est à ce jour pas revenue sur la révocation par Donald Trump du visa de Fatou Bensouda, lui interdisant l’entrée sur le territoire américain, mesure assortie d’une série de sanctions visant plusieurs membres de la CPI. Ned Price a déclaré « examiner méticuleusement ces sanctions », tout en répétant son « désaccord avec les actions de la CPI par rapport à l'Afghanistan et à la situation entre Israéliens et Palestiniens », les États-Unis étant eux-mêmes sous le coup d’une enquête dans le cadre de leur usage de la force en Afghanistan. Rappelons que l’enjeu pour la CPI est de défendre sa légitimité, après les accusations de néocolonialisme dont elle a fait l’objet. Elle se trouve en position délicate puisqu’elle est pour partie dépendante financièrement des États.
La Grande-Bretagne est un autre acteur de poids dans ce dossier. La clôture de l’examen préliminaire sur les crimes commis par les forces britanniques en Irak au nom du principe de complémentarité, en l’absence de poursuites pénales engagées au niveau national contre des soldats, laisse envisager la possibilité d’une issue similaire pour Israël, avec une marge de manœuvre sur les dossiers de l’opération « Bordure protectrice » et de la Marche du retour.
Outre l’identification classique des responsables politiques (Benjamin Netanyahou, Ismaël Haniyeh) et militaires (Benny Gantz, chef d’état-major en 2014), plusieurs voix s’élèvent pour poursuivre des acteurs privés, notamment les architectes et promoteurs immobiliers travaillant dans les colonies. Un tel choix entrerait en cohérence avec les récentes responsabilisations de la société civile dans les conflits, et la tentative d’utiliser le secteur privé comme levier pour contraindre les États. L’étiquetage des produits issus des colonies israéliennes, mais également la rhétorique employée par le mouvement BDS, entrent dans cette stratégie.
Le changement d’acteurs à prévoir dans un futur proche sera l’une des variables affectant la portée de cette décision, le Britannique Karim Khan remplaçant Fatou Bensouda en juin. Les prochaines échéances électorales en Israël et en Palestine sont toutefois peu susceptibles d’aboutir à une évolution substantielle des positions respectives sur cette question.
Dr Amélie Férey est chercheuse postdoctorale à l’IRSEM et au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI).
Contact : amelie.ferey@irsem.fr