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« Oui à Iron Man, non à Spiderman ! »
Un nouveau cadre pour le soldat augmenté avec l’avis du Comité d’éthique de la défense en France

Pierre Bourgois

 

En décembre 2020, le ministère des Armées a rendu public le premier avis du Comité d’éthique de la défense, portant sur le soldat augmenté. Celui-ci constitue une étape fondamentale dans la compréhension des enjeux ainsi que pour l’évolution même du phénomène d’augmentation du soldat, et fait de la France une puissance à l’avant-garde sur ces questions.

 

Le 4 décembre 2020, à l’occasion du « Digital forum innovation défense », le ministère des Armées a rendu public le premier avis du Comité d’éthique de la défense portant sur le soldat augmenté. Celui-ci était très attendu depuis la création du comité par la ministre des Armées, Florence Parly, le 10 janvier 2020. D’une trentaine de pages, il constitue une étape fondamentale dans la compréhension des enjeux et pour l’évolution même du phénomène d’enhancement (augmentation) au sein des forces armées.

Plusieurs puissances militaires se sont lancées dans le développement du soldat augmenté. Ce dernier apparaît par exemple ouvertement, cela sous de nombreux aspects et depuis plusieurs années, dans la stratégie de recherche et développement du département de la Défense des États-Unis – l’ancien directeur de l’« Agence pour les projets de recherche avancée de défense » (DARPA), Anthony J. Tether, ayant d’ailleurs fait état, dès 2003, de l’importance de l’human enhancement pour les forces armées américaines. Au-delà du cas états-unien, le phénomène d’augmentation semble bien être devenu, à des degrés divers, une réalité pour puissances contemporaines, que ce soit à travers certains usages ou projets passés et actuels (substances pharmacologiques, exosquelettes, etc.), ou dans les possibilités et perspectives futures offertes par les progrès technoscientifiques (ingénierie génétique, etc.).

Le soldat augmenté est cependant la source de problématiques et d’enjeux importants. Sur le plan opérationnel, il pourrait par exemple représenter un risque pour la cohésion des forces armées, en opérant une distinction majeure entre les combattants augmentés et ceux « naturels », créant des inégalités, tensions et dysfonctionnements potentiels. L’augmentation militaire pourrait aussi soulever des interrogations juridiques importantes, en particulier au niveau du droit international humanitaire, notamment si celle-ci venait à être considérée comme un moyen de guerre, imposant de fait à l’État en question un examen de licéité. Surtout, le soldat augmenté engendre des interrogations éthiques considérables. Il pourrait, entre autres, être questionné à travers le prisme de la théorie de la guerre juste, que ce soit sous l’angle de la conduite du conflit (jus in bello) avec un individu augmenté pouvant être dans l’incapacité de distinguer civils et combattant ou, dans les perspectives post-conflit (jus post bellum), avec un processus de paix difficile à atteindre dans le cas d’augmentations impactant par exemple la mémoire des soldats. Ce phénomène a par conséquent généré des préoccupations croissantes au sein des démocraties, où plusieurs débats ont émergé ces dernières années. En France, le soldat augmenté a ainsi été le premier sujet abordé par le Comité d’éthique de la défense, composé de 18 membres venant du monde militaire, institutionnel, académique, scientifique ou encore médical, et dont l’avis sur ce sujet a été remis à la ministre des Armées en septembre 2020.

Cet avis s’inscrit dans un contexte particulier, puisqu’il vient répondre à la recrudescence d’interrogations et de craintes suscitées par un phénomène complexe mêlant des dispositifs déjà à l’œuvre et des perspectives encore fictionnelles. Sur ce point, il s’organise autour d’une idée directrice claire : il s’agit d’empêcher les dérives possibles du soldat augmenté, en particulier sur le plan des valeurs fondamentales et de la dignité humaine, sans pour autant interdire son développement en tant que tel, chose qui pourrait nuire aux capacités opérationnelles et à la position stratégique françaises. En d’autres termes, il s’agit de fixer le cadre et les conditions selon lesquels l’augmentation des soldats peut être envisagée.

L’avis du comité s’appuie sur 13 principes directeurs, qui peuvent être regroupés en trois différentes catégories. Tout d’abord, certains principes visent à définir les contours et l’objet même de l’avis, soulignant par exemple la singularité du soldat augmenté et son statut par rapport à la fonction du militaire, la temporalité des réflexions évoquées ainsi que les types d’augmentation pris en compte. À ce titre, sont considérées dans le cadre de l’avis les augmentations qui « franchissent la barrière corporelle », comme les dispositifs « invasifs » (implants, etc.), certaines pratiques sanitaires préventives (vaccins, etc.) ou les substances diverses (médicaments, etc.).

Plusieurs principes insistent ensuite sur la nécessité, pour les forces armées, de pouvoir recourir à l’augmentation des soldats. L’une des idées fortes du rapport est effectivement de souligner l’importance de ne pas entraver les recherches sur le soldat augmenté, celui-ci pouvant s’avérer décisif au niveau stratégique, utile sur le plan opérationnel, positif quant à la condition même des soldats (protection, bien-être, etc.) ou encore, s’envisager comme un reflet des valeurs militaires fondamentales. Pour cela, il doit être délimité, élément qui constitue le dernier axe fort des principes directeurs de l’avis. Celui-ci s’emploie en effet à encadrer le développement et l’usage des moyens d’augmentation des soldats, qui doivent principalement s’inscrire en conformité avec les différents règlements et cadres entourant le statut, les obligations ou les moyens d’action du militaire, le droit international, les règles de la déontologie médicale, les recommandations du service de santé des armées et du comité de protection des personnes (CPP) ou encore, le principe de respect de la santé (physique ou mentale) des soldats et plus largement, de la dignité humaine.

À ces 13 principes s’ajoutent 17 recommandations, qui peuvent là aussi être réparties en trois principaux groupes. Certaines d’entre elles visent à délimiter les conditions d’étude et de développement des moyens d’augmentation. Le comité recommande par exemple, afin de guider les décideurs militaires quant au bien-fondé ou non d’un dispositif, d’effectuer une évaluation détaillée des impacts des différentes augmentations sur la santé des soldats, une analyse des bénéfices et risques associés, une comparaison systématique avec des solutions alternatives, une exposition – sous forme de doctrine d’emploi – des finalités, conditions de recours, attendus et responsabilités en jeu ou encore, si nécessaire, un examen de licéité des moyens d’augmentation (dont le caractère réversible doit en permanence être recherché). Certaines recommandations portent sur les conditions d’usage de l’augmentation, dans sa prévention ou son utilisation. Ainsi, le comité souligne la nécessité d’un suivi médical particulier des soldats en vue d’une possible augmentation (étude des profils, tolérance au dispositif, etc.) ou dans l’accompagnement (médical et psychologique) de l’individu augmenté, de veiller à l’intégration et la place de ce dernier au sein du groupe, de fournir au soldat une information explicite, traçable et suivie sur les risques encourus et surtout, sauf exception justifiée et argumentée, d’obtenir son consentement systématique. À cet égard, l’accompagnement du service de santé des armées est recommandé par l’instance à tous les stades du processus d’augmentation.

Enfin, certaines recommandations définissent les « lignes rouges » à ne jamais franchir. Le comité indique clairement les augmentations qui doivent faire l’objet d’un refus strict de la part des forces armées, à savoir celles nuisant à la maîtrise de l’emploi de la force, au sentiment d’humanité, au principe de dignité humaine, à la capacité de libre arbitre du militaire, à son respect des obligations disciplinaires, à son adaptation à la société civile (pendant ou après sa carrière) ainsi que celles reposant tout simplement sur l’ingénierie génétique ou n’ayant pas fait l’objet de recherche sur les impacts et effets indésirables.

Cet avis constitue une étape clé pour le sujet du soldat augmenté, du fait des réflexions qu’il suscite mais aussi du cadre de l’étude, de développement et d’usage qu’il instaure. À ce titre, il définit une position claire, à savoir que les forces armées doivent pouvoir avoir recours à l’augmentation des capacités physiques ou psycho-cérébrales des soldats, à condition que celle-ci respecte un processus précis, des règles éthiques et juridiques claires ainsi que certaines « lignes rouges » à ne pas franchir, comme l’ingénierie génétique. C’était le sens de la déclaration de Florence Parly qui, lors de la présentation du rapport, disait « oui à l’armure d’Iron Man et non à l’augmentation et à la mutation génétique de Spiderman ». Le texte permet ainsi de fixer un premier cadre général pour faire face à la complexité du phénomène de military enhancement et à son aspect ambivalent. Pouvant constituer une menace considérable pour le droit des conflits armés, pour les règlements militaires et plus largement, pour notre conception de la morale et de la dignité humaine, ce phénomène est aussi porteur de perspectives nouvelles sur le plan opérationnel, de la protection ou du bien-être des soldats ainsi que, évidemment, du positionnement stratégique global.

Avec ce comité et cet avis, la France se positionne à l’avant-poste des réflexions éthiques sur le soldat augmenté, tant en Europe qu’au niveau international, puisque cette initiative n’a pour l’instant pas d’équivalent chez les principales puissances contemporaines. Il est cependant important de rappeler que ce document n’est que consultatif, et ne constitue pas une garantie pour le futur. Pour autant, en établissant une périodicité de mise à jour du texte tous les dix ans environ, l’instance semble avoir placé pour de bon ce sujet au cœur des préoccupations non seulement militaires, mais aussi politiques et sociétales. Sur ce point, le contenu du prochain avis dépendra, du moins en partie, de l’impact et de la portée du premier.

 

Dr Pierre Bourgois est chercheur postdoctoral à l’IRSEM et à l’Institut de recherche Montesquieu (IRM-CMRP) de l’Université de Bordeaux.
Contact : pierre.bourgois@irsem.fr

Avertissement : l’IRSEM a vocation à contribuer au débat public sur les questions de défense et de sécurité. Ses publications n’engagent que leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle du ministère des Armées.