Militarisation et communautarisation
de la pandémie de Covid-19 au Sri Lanka
Lola Guyot
La gestion de la pandémie de Covid-19 au Sri Lanka s’est inscrite dans la continuité du revirement autoritaire amorcé par le gouvernement de Gotabaya Rajapakse depuis 2019. Les autorités ont pris appui sur la crise sanitaire pour renforcer les prérogatives de l’armée, affaiblir les contre-pouvoirs et accentuer la stigmatisation des minorités.
La pandémie a frappé le Sri Lanka dans un contexte de revirement autoritaire et de renforcement du nationalisme bouddhiste cingalais[1], amorcés à la suite des élections de novembre 2019 qui ont ramené au pouvoir le « clan Rajapakse ». Le candidat vainqueur, Gotabaya Rajapakse, est le frère de l’ancien président Mahinda Rajapakse (aujourd’hui Premier ministre), qui avait dirigé le pays de manière clanique et autoritaire entre 2005 et 2015 avec l’appui de l’armée, et à qui sont attribués les massacres de populations civiles tamoules perpétués dans les derniers mois de la guerre civile en 2009. Le retour des Rajapakse au gouvernement a mis un terme à l’ouverture démocratique et aux politiques de réconciliation consenties par le régime précédent. Dans la première année du mandat de Gotabaya Rajapakse, l’armée s’est vu octroyer un rôle gouvernemental important, de nombreux postes clés étant attribués à des officiers en poste ou à la retraite. Un amendement de la constitution renforçant le pouvoir exécutif a été voté. Les opposants politiques et les journalistes ont fait l’objet d’une surveillance, d’intimidations et de détentions arbitraires. Enfin, les efforts entrepris par le gouvernement précédent pour traduire en justice des membres des forces armées soupçonnés de crimes de guerre ont été abandonnés, et le gouvernement actuel a officiellement renié tous les engagements en matière de justice transitionnelle pris précédemment auprès du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. C’est dans la continuité de cette dérive autoritaire que s’est inscrite la gestion de la pandémie, le gouvernement ayant pris appui sur la crise sanitaire pour accroître les prérogatives de l’armée, affaiblir les contre-pouvoirs et accentuer la stigmatisation des minorités.
Après l’apparition des premiers cas de Covid-19 locaux en mars 2020, le gouvernement a mis en place une politique sanitaire stricte, avec la fermeture complète des frontières nationales et la multiplication de confinements dans l’ensemble du pays. Ces mesures ont eu un fort impact sur l’économie du pays, qui dépend largement du tourisme, mais sont parvenues à contenir le virus avec succès (le nombre officiel de morts dus à la Covid-19 s’élevait à 264 au 18 janvier 2021).
La gestion de la crise sanitaire a été confiée à l’armée, sans processus de décision institutionnels ni contrôle parlementaire ou judiciaire. À la tête du National Operation Centre for Prevention of COVID 19 Outbreak se trouve le commandant des Forces armées sri-lankaises, le général Shavendra Silva. Ce dernier fait l’objet – comme d’autres officiers de l’armée en charge de la politique sanitaire – d’accusations de crimes de guerre, lui ayant valu une interdiction de séjour aux États-Unis. Ces nominations s’inscrivent, selon des avocats internationaux des droits de l’homme, dans une tentative d’étouffement des crimes commis par l’armée dans les derniers mois de la guerre. Elles contribuent par ailleurs à renforcer le pouvoir de l’armée, pouvant à terme conduire à la mise en place d’un régime militaire de facto, dans un contexte où, depuis 2009, la présence militaire dans les anciennes zones de guerre (les provinces du nord et de l’est, à majorité tamoule et musulmane) est une des plus fortes au monde et constitue l’un des obstacles principaux à la réconciliation. Depuis le début de la pandémie, l’armée est notamment en charge de l’application des restrictions sanitaires par la population (et a procédé à ce titre à des milliers d’arrestations), de la recherche des « cas contacts », de la gestion de centres de quarantaine pour les personnes soupçonnées d’être contaminées et de la distribution de l’aide alimentaire.
La crise sanitaire a également été utilisée par les Rajapakse pour s’affranchir des contre-pouvoirs existants et affaiblir l’opposition politique. Le gouvernement avait, dès son entrée en fonction, montré sa préférence pour un exercice centralisé du pouvoir sans réel contrôle législatif, notamment en créant des conseils exécutifs ad hoc (task forces) dotés de mandats vagues et de pouvoirs étendus. La crise sanitaire a constitué un motif permettant au gouvernement de justifier la suspension du Parlement pendant plusieurs mois. En effet, après avoir dissous en mars 2020 l’Assemblée au sein de laquelle il ne disposait pas alors de la majorité, Gotabaya Rajapaksa a par la suite annulé les élections initialement prévues en avril en raison du contexte sanitaire, sans pour autant, comme le prévoyait pourtant la Constitution, convoquer à nouveau l’ancienne assemblée. Il a ainsi gouverné sans Parlement jusqu’à ce que de nouvelles élections soient organisées en août. Le gouvernement s’appuie également sur la crise sanitaire pour renforcer la répression de l’opposition politique, déjà exsangue, et faire taire les critiques. Depuis avril 2020, le département d’Investigation criminelle est ainsi chargé d’arrêter les individus qui « critiquent » les fonctionnaires impliqués dans la gestion de la pandémie ou qui font circuler de fausses informations sur la Covid-19.
Enfin, la gestion de la crise sanitaire s’inscrit dans la politique hostile aux minorités musulmanes et tamoules du régime, avec pour conséquence de renforcer les tensions interethniques. La communauté musulmane, qui est devenue depuis la fin de la guerre la cible principale des attaques des nationalistes bouddhistes, et dont la sécurité est particulièrement menacée depuis les attentats de Pâques 2019, est depuis le début de la pandémie accusée de propager volontairement le virus. Ces accusations ouvertes sur les réseaux sociaux, relayées par des appels à boycotter les commerces tenus par des musulmans, sont renforcées par les discours de certaines figures politiques associant la communauté à la pandémie. Cette stigmatisation s’est accompagnée de mesures discriminatoires prises au nom de la lutte contre le virus mais sans fondement scientifique. Malgré les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, qui affirme que l’enterrement des morts atteints de la Covid-19 ne présente aucun risque, le gouvernement a rendu obligatoire l’incinération des personnes mortes du virus. Allant à l’encontre de l’obligation islamique d’inhumer les corps, il a ordonné la crémation forcée de nombreux défunts musulmans (y compris lorsque leur contamination n’était pas avérée). Par peur d’être incinérés, de nombreux musulmans malades de la Covid-19 en sont venus à dissimuler leur contamination et dès lors à ne pas solliciter de traitements. Ces violations des droits religieux des musulmans, perçus par la communauté comme des violences volontaires, ont donné lieu à des manifestations répétées (des morceaux de tissu blanc, symbolisant des linceuls, ont notamment été accrochés aux grilles de plusieurs cimetières dans l’île), auxquelles se sont joints des acteurs politiques tamouls, dépassant ainsi les tensions historiques entre les deux communautés minoritaires qui font rarement front commun. Les opposants à ces mesures rejettent également la proposition du gouvernement d’exporter les corps des musulmans défunts aux Maldives, dénonçant la violence symbolique leur interdisant d’être enterrés dans le pays. En réponse aux manifestations et aux pressions internationales, des groupes bouddhistes extrémistes ont eux-mêmes organisé des rassemblements pour exiger du gouvernement qu’il demeure intransigeant, favorisant ainsi la communautarisation de la crise sanitaire.
Les acteurs politiques tamouls perçoivent aussi la politique sanitaire du gouvernement comme discriminatoire à l’encontre de leur communauté. Leurs griefs portent sur : l’absence d’aides étatiques fournies aux régions tamoules du nord et de l’est en comparaison avec les régions cingalaises, les abus des soldats contre les personnes accusées d’enfreindre le confinement (notamment contre les membres des associations fournissant des aides aux personnes démunies) et l’interdiction des cérémonies de commémoration des victimes tamoules de la guerre malgré le respect des mesures de sécurité sanitaire. La réquisition par l’armée de bâtiments publics et privés pour en faire des centres de quarantaine rencontre également des oppositions locales. Dans un contexte de tensions interethniques accrues, le nombre disproportionné de centres de quarantaine dans le nord et l’est, là où l’armée est la plus implantée, est perçu par certains comme une volonté du gouvernement d’envoyer les malades de la Covid-19 dans les régions tamoules pour préserver la population cingalaise du sud des risques de contagion et comme une tentative d’accroître la militarisation de ces régions.
Lola Guyot termine un doctorat de science politique à l’Institut universitaire européen sur les mobilisations politiques de la diaspora tamoule sri-lankaise. Elle est spécialiste de la guerre civile et de la période post-conflit au Sri Lanka, chercheure associée dans le projet ERC « Social Dynamics of Civil Wars », membre de l’Institut Convergences Migrations et enseignante à Sciences Po Paris.
Contact : Lola.Guyot@eui.eu
Avertissement : l’IRSEM a vocation à contribuer au débat public sur les questions de défense et de sécurité. Ses publications n’engagent que leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle du ministère des Armées.
[1] Le nationalisme bouddhiste cingalais est une idéologie suprématiste qui assimile la nation sri-lankaise à la majorité bouddhiste cingalaise et fait des minorités tamoule (près de 15 % de la population) et musulmane (environ 10 % de la population) des citoyens de seconde zone.