Politique de coercition économique chinoise contre l’Australie :
quels enseignements pour les Européens ?
Nicolas Regaud
L’Australie est la cible de nombreuses mesures de coercition économique de la part de la Chine depuis le printemps 2020. Les Européens ne sont pas à l’abri de cette instrumentalisation politique de la puissance économique et technologique chinoise et devraient s’engager dans l’élaboration d’une stratégie de sécurité économique.
Depuis dix ans, la Chine a mis en œuvre à de nombreuses reprises des mesures de coercition économique dès qu’elle estimait que ses intérêts politiques, stratégiques ou économiques étaient contrariés. Les exemples abondent, qu’il s’agisse des mesures d’embargo sur les terres rares prises à l’occasion d’une aggravation des tensions à propos des îles Senkaku/Diaoyu en 2010, celles visant les exportations de bananes des Philippines lors de la crise des Scarborough Shoals en 2012, ou encore celles visant le tourisme et les activités de la société sud-coréenne Lotte lorsque la Corée du Sud a installé des batteries antimissiles balistiques THAAD à partir de 2017. La politique de coercition économique mise en œuvre par la Chine a fait l’objet d’études approfondies, en particulier aux États-Unis. Toutefois, l’hypothèse que des pays européens puissent être visés par Pékin reste insuffisamment prise en compte. Cette possibilité devrait être d’autant plus analysée que l’Australie fait, depuis le printemps 2020, l’objet d’une série impressionnante de mesures restrictives de la part de Pékin, dont les Européens devraient tirer tous les enseignements. La politique conduite par le Royaume-Uni présente, à cet égard, des caractéristiques qui pourraient conduire Pékin à juger opportun d’exercer des pressions sur Londres, à titre d’exemple pour les Européens notamment.
Les relations sino-australiennes se sont fortement dégradées depuis l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Scott Morrison en août 2018 et la décision prise au même moment – dont il est tenu pour le principal responsable – d’écarter les sociétés Huawei et ZTE du marché de la 5G. Le déclencheur de la réaction chinoise a sans aucun doute été l’appel lancé, en avril 2020, par la ministre des Affaires étrangères Marise Payne en faveur d’une enquête internationale indépendante sur l’origine de la pandémie de la Covid-19, mais de nombreux autres facteurs ont joué un rôle, comme l’illustre la liste des 14 griefs rendue publique par l’ambassade de Chine à Canberra en novembre 2020. Cette liste dénonce la politique hostile du gouvernement australien, jugée alignée sur celle de Washington, de s’ingérer dans les affaires intérieures chinoises (Hong Kong, Taïwan, Xinjiang) et dans la question de la mer de Chine méridionale, d’adopter une politique discriminatoire sur le plan économique en écartant des projets d’investissement pour des motifs de sécurité nationale infondés, de saper les relations bilatérales au travers d’accusations sur les activités cyber chinoises, de financer des think tanks conduisant des activités antichinoises, ou encore de prendre des mesures discriminatoires visant des journalistes ou chercheurs chinois.
En s’abritant derrière des motifs d’ordre sanitaire ou de lutte antidumping, les autorités chinoises ont, dès mai 2020, pris toute une série de mesures portant sur les produits d’exportation australiens comme l’orge, le coton, le vin, la viande de bœuf, les homards, mais aussi le charbon, dont les importations sont passées de plus de 9 millions de tonnes en mai 2020 à 1,8 Mt en novembre. Le coût global de ces sanctions déguisées est encore inconnu mais les diverses mesures chinoises portent, à ce stade, sur un volume d’importations supérieur à 20 milliards de dollars. Cette situation inédite et de grande ampleur souligne douloureusement la dépendance de l’économie australienne à l’égard de la Chine, qui représentait près de 26 % de ses importations et 38 % de ses exportations en 2019. Or, rien ne dit que la Chine a l’intention de mettre fin rapidement à ces mesures coercitives, ni d’ailleurs que d’autres ne seront pas prises dans les mois à venir. Les relations politiques restent tendues et le quasi-embargo sur les rencontres entre hauts responsables n’augure pas une normalisation à brève échéance. Sur le plan économique, les importations chinoises ont baissé de 5,3 % en 2020 et le gouvernement australien appelle à découvrir de nouveaux débouchés quand, de son côté, la Chine parvient sans difficulté à trouver des fournisseurs alternatifs, ce qui lui permet au passage de démontrer que non seulement l’économie chinoise n’est en rien affectée mais aussi que les alliés et partenaires de l’Australie peuvent profiter de ses déboires.
De nombreux observateurs ont souligné les conséquences négatives et de long terme de cette politique de coercition économique sur l’image et le soft power chinois, comme cela a pu être observé en Corée du Sud ces dernières années. Il n’y a pas d’explication unique à cette politique extérieure assertive sinon ouvertement agressive ; il s’agit probablement d’un mélange de considérations de politique intérieure en flattant un nationalisme à fleur de peau, d’un sentiment profond que la Chine est assez puissante pour adopter un ton direct voire agressif (wolf warrior diplomacy), que les « petites » puissances ne doivent pas prendre parti dans l’affrontement historique entre les deux Grands et que, enfin, il est parfois utile de « tuer le poulet pour effrayer les singes », de faire un exemple ou « donner une leçon », comme cela a été dit pour justifier la campagne militaire de la Chine contre le Viêt Nam en février-mars 1979.
Il s’agit, pour les Européens, de tirer les leçons de l’affrontement sino-australien. Sans viser l’exhaustivité, nous en proposons trois :
• Si l’Union européenne offre une certaine protection à ses États membres, cette couverture reste imparfaite, comme l’a illustré le boycott des produits français lorsque la Chine a estimé que la France s’ingérait dans les affaires tibétaines et l’organisation des JO en 2008. Pékin est maître dans l’art de la dissimulation, faisant passer ses actes de pression pour des réactions du « peuple chinois », des mesures d’ordre sanitaire ou antidumping, toujours conformes aux règles de l’OMC, ce qui naturellement gêne la communication des autorités du pays victime ainsi que les démonstrations de solidarité de ses partenaires. Pour faire face à cette stratégie « hybride », il ne semble pas y avoir d’autre remède qu’un accroissement des échanges entre pays partenaires afin de coordonner des réponses communes.
• L’hypothèse de mesures coercitives visant un pays européen n’est pas théorique et le Royaume-Uni pourrait être la prochaine victime,en raison d’une accumulation de différends touchant à ce que Pékin considère comme ses intérêts essentiels : exclusion programmée des opérateurs chinois du marché de la 5G, positions critiques en pointe sur Hong Kong mais également sur la question de l’internement et du travail forcé des Ouïghours, mise en œuvre à partir du 31 janvier du programme d’octroi de passeports aux résidents de Hong Kong (3 millions seraient éligibles, ce qui pourrait entraîner le départ de 120 000 résidents en 2021 et une fuite de capitaux supérieure à 30 milliards de dollars). Ce positionnement jugé hostile et aligné sur les États-Unis, s’inscrit en outre dans un contexte de renforcement de l’engagement britannique en Indo-Pacifique, notamment sur le plan militaire, comme l’illustrera en ce début d’année le déploiement en Extrême-Orient du groupe aéronaval autour du porte-aéronefs Queen Elizabeth. Pékin a d’ores et déjà exprimé, notamment au travers du Global Times, que la politique britannique ne serait pas sans conséquences, en particulier sur le projet d’accord de libre-échange ; elles pourraient éventuellement aller au-delà et prendre la forme de mesures punitives comparables à celles mise en œuvre contre l’Australie. Le Brexit aurait alors pour conséquence d’affaiblir la position britannique et l’ambition de Global Britain du gouvernement. Dans une telle hypothèse, les Européens devraient non seulement faire preuve d’une solidarité sans faille à l’égard du Royaume-Uni, mais aussi ne pas se laisser impressionner ou diviser, dans un contexte d’élaboration d’une stratégie européenne en Indo-Pacifique.
• Alors que la crise sanitaire a fait prendre conscience aux Européens de la vulnérabilité de leurs chaînes d’approvisionnement, l’instrumentalisation politique et stratégique par la Chine de sa puissance économique et technologique devrait encourager l’UE mais aussi ses États membres à élaborer une stratégie générale de sécurité économique, comme le Japon s’y est récemment engagé ou comme l’ont appelé de leurs vœux Jean Pisani-Ferry et Guntram Wolff dans un mémo adressé à la HRVP en 2019 afin de mieux défendre la sécurité, la résilience et la souveraineté économique européenne.
Nicolas Regaud est délégué au développement international à l’IRSEM. Docteur en science politique, il travaille notamment sur les questions stratégiques en Indo-Pacifique et la sécurité climatique.
Contact : nicolas.regaud@irsem.fr