L’automne 2023, les rebelles houthistes au Yémen surprennent le monde entier en attaquant le sud d’Israël à l’aide de drones et de missiles. Quelques jours plus tard, ils réitèrent leurs frappes en ciblant, cette fois-ci, les navires marchands des armateurs occidentaux affiliés à Israël en mer Rouge. Ces frappes sont aussitôt revendiquées comme un soutien armé à la cause palestinienne et aux massacres de la bande de Gaza. Si les houthistes mènent un combat contre « l’alliance américano-sioniste » depuis le début du XXIe siècle (la seconde Intifada et l’invasion de l’Irak en 2003), leurs attaques en mer Rouge leur permettent de renverser une multitude de rapports de force à différentes échelles géographiques : l’échelle nationale de la guerre civile yéménite commencée en 2014, l’échelle régionale de la guerre des houthistes contre la coalition arabe de 2015, enfin l’échelle mondiale du rapport entre l’isolement du Yémen et l’ouverture forcée à la mondialisation du pays depuis le début du XXe siècle. Comprendre ces renversements nécessite de nous intéresser à la façon dont les houthistes perçoivent la mer Rouge à travers leurs combats, leurs récits alternatifs à celui du pouvoir central et leurs revendications politiques depuis le début des années 1990. Pour les analyser, cette étude s’appuie sur des données empiriques collectées auprès de réfugiés yéménites installés à Djibouti depuis 2015 et de ceux ayant préféré rentrer au pays malgré la poursuite des combats et l’oppression exercée par les houthistes dans les territoires qu’ils contrôlent. Ces entretiens révèlent la prépondérance de la volonté d’accéder à la mer Rouge, comme espace de souveraineté et de légitimité, de ce groupe de rebelles originaires des régions isolées du nord du pays et devenu un État paria depuis le coup d’État militaire de septembre 2014. Afin de répondre à cette hypothèse, cette étude s’intéresse à l’histoire contemporaine du Yémen pris dans des processus d’ouverture forcée par la mondialisation, par l’impérialisme saoudien et par les influences religieuses extérieures depuis le début du XXe siècle. Les houthistes apparaissent comme un réservoir d’exclus et de populations marginalisées par ces processus d’ouverture forcée et pour qui, accéder à la façade maritime représente une revanche historique et un territoire à conquérir et à défendre. Pour atteindre ce but, les houthistes déploient un récit de la résistance yéménite face aux influences étrangères néfastes, illustrées par l’intervention militaire saoudo-émiratie, elle-même dictée par les États-Unis (É-U) et Israël, depuis les bombardements dans la bande de Gaza. Ce récit performatif permet surtout aux houthistes de mobiliser une population excédée par leurs pratiques autoritaires de gouvernance et de les fédérer autour de la cause palestinienne. Si les houthistes défendent réellement la cause palestinienne, leurs actions en mer Rouge leur offrent la possibilité d’acquérir la reconnaissance internationale de leur légitimité sur le Yémen et l’obtention d’une rente économique grâce à la mise en place d’un barrage et d’un péage sur l’une des routes maritimes les plus empruntées. À terme, la quête de pouvoir effrénée des houthistes positionne la mer Rouge comme leur espace salutaire