Visuel BS 55 Delamotte

 

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Une autodéfense japonaise plus active : quelles implications pour la France ?

Guibourg Delamotte et CV François Duhomez

 

Le Japon a adopté, fin 2022, une nouvelle stratégie de défense qui accentue des évolutions entamées en 2012-2013. Par-delà le maintien de principes, elle marque une adaptation à un contexte stratégique jugé menaçant. Cette brève explique le rôle que pourrait jouer la France malgré une stratégie de partenariats privilégiant les pays anglo-saxons.

En décembre, le Premier ministre Kishida annonçait une nouvelle stratégie de sécurité destinée à mieux défendre le Japon face à « l’environnement sécuritaire le plus complexe et le plus dur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ». Si les principes fondamentaux demeurent, avec le triptyque « dissuasion conventionnelle / alliance nippo-américaine / coopération avec les pays affinitaires », des inflexions sont susceptibles de changer la donne à long terme. Tout d’abord le budget de défense est en hausse. Depuis 2012, et le second mandat de Shinzo Abe, l’effort de défense a augmenté de 25 %. La nouvelle stratégie accélère la tendance, avec une augmentation de 60 % pour 2023-2027 et une enveloppe de 43 500 milliards de yens. D’ici 2027, le gouvernement japonais vise un objectif de 2 % du PIB 2022 consacré à sa défense (1 à 1,1 % actuellement), approchant ainsi les standards otaniens.

Ensuite, le gouvernement annonce l’acquisition d’une capacité de frappe dans la profondeur, appelée « capacité de contre-attaque ». L’orientation fait polémique, le gouvernement mettant en avant le caractère réactif, non pas préventif d’une telle capacité, quand certains y voient une rupture avec la politique de défense défensive. Le Japon ne part pas d’une feuille blanche : Mitsubishi Heavy Industries équipe depuis les années 1980 la Force terrestre d’autodéfense du missile anti-navire type 88. Depuis 2013 est évoquée une « capacité stand off ». Le thème d’une capacité de réaction est reparu au printemps 2020, quand le ministre de la Défense Taro Kono annonçait la suspension, puis l’annulation, du programme Aegis Ashore, incapable d’intercepter les missiles à trajectoire complexe développés par la Corée du Nord.

Enfin, le Japon prévoit d’investir davantage dans les nouvelles technologies militaires. Il s’agit de restaurer, voire de reconquérir une supériorité technologique face à des forces militaires chinoises dont le niveau et la masse vont croissant. En complément d’une utilisation accrue des systèmes sans pilote, les forces japonaises prévoient d’accroître leur unité cybernétique, dont les effectifs passeraient de 900 personnes actuellement à environ 4 000 engagées directement dans les opérations cyber d'ici 2027. Le domaine spatial n’est pas en reste. Le Japon développera des capacités de surveillance au sol et par satellite, mettra en place un système de surveillance du domaine spatial (SDA) et augmentera la résilience de ses moyens spatiaux.

Au-delà de la dimension capacitaire, le Japon annonce également un renforcement des coopérations avec les pays affinitaires. La stratégie de défense vise à « dissuader et répondre à toute tentative de changement du statu quo par la force en coopération avec les pays alliés ». Elle indique en outre que « si une invasion du Japon devait se produire, le Japon assumerait la responsabilité première d'y faire face et, avec le soutien notamment de pays alliés, la contiendrait et l’empêcherait ». Si le Japon maintient – voire renforce – la primauté de l’alliance nippo-américaine par des choix capacitaires accentuant la dépendance vis-à-vis des technologies américaines, il prévoit aussi d’intensifier la coopération avec les pays partenaires (dans l’ordre l’Australie, l’Inde, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’OTAN, l’Union européenne et la Corée du Sud).

Cette longue liste ne compromet pas la centralité des États-Unis et la volonté du Japon de s’associer aux initiatives anglo-saxonnes de sécurité. Tokyo souhaite rejoindre le club des Five eyes, pour compléter les échanges de renseignement existants dans le cadre nippo-américain et faciliter le dialogue stratégique engagé bilatéralement avec chacun des membres de cette alliance. Plus récemment, des dirigeants japonais ont dit souhaiter s’associer aux programmes capacitaires développés dans le cadre d’AUKUS. Par ailleurs, Tokyo, avec Londres et Rome, a officialisé en décembre dernier le programme Global Combat Air destiné à succéder au chasseur F2.

L’assouplissement du cadre juridique encadrant les exportations d’armement depuis 2014 a ouvert la voie à la possibilité d’exporter des équipements létaux, sous réserve que la sécurité du Japon en bénéficie. Cette inflexion illustre l’ambition japonaise d’accroître son offre dans le domaine du renforcement des capacités militaires, en premier lieu au profit des voisins d’Asie du Sud-Est, mais aussi de soutenir l’industrie de défense japonaise.

On relève l’apparition de la thématique de la sécurité économique révélant une approche sécuritaire globale plutôt que strictement militaire. Tokyo n’a pas oublié les restrictions d’exportation de terres rares décidées par Pékin en 2010 à la suite de la collision d’une embarcation de pêche chinoise avec un navire des garde-côtes japonais. La sécurité économique figure parmi les priorités de la présidence japonaise du G7 et fait d’ores et déjà l’objet d’échanges bilatéraux, en particulier avec les États-Unis, par exemple dans le cadre d’un dialogue « 2+2 » sur la thématique de la sécurité des chaînes d’approvisionnement tenu le 5 janvier.

Dans un environnement qui apparaît de prime abord très anglo-saxon, on peut s’interroger sur la place de la France dans la stratégie japonaise. Par son attachement à un rôle de « puissance d’équilibres », sa non-participation à AUKUS et sa singularité à l’égard de l’initiative en faveur d’un « partenariat pour le Pacifique bleu », la diplomatie française interroge Tokyo sur sa compatibilité avec la stratégie américaine et sa volonté de participer à l’endiguement d’une Chine perçue comme menaçante. Cependant, en investisseur prudent et méthodique, les gouvernements japonais ont tour à tour confirmé leur attachement au partenariat d’exception signé en 2013 entre le président Hollande et le Premier ministre de l’époque Shinzo Abe. D’abord parce que la France est un allié fiable et dont le dispositif militaire mondial constitue un atout inestimable. La marine japonaise a pu s’installer à Djibouti entre 2009 et 2010 grâce au soutien français. En 2011, en Côte d’Ivoire, quand l’ambassadeur japonais était assiégé dans sa résidence par une foule hostile, il a été secouru par la Force Licorne. Plus récemment, en Ukraine, les derniers diplomates japonais en poste à Kiev ont rejoint Liyv sous escorte française. Ensuite, parce que la France en tant que pays riverain de l’Indopacifique contribue à la sécurité dans le Pacifique sud et ainsi gêne l’extension de la sphère d’influence chinoise. Depuis 2021, la marine japonaise fait régulièrement escale à Nouméa, dans le cadre des déploiements annuels organisés dans le Pacifique sud. On note que le Japon y ouvre cette année un consulat. Aussi, parce que la France est l’une des rares nations européennes déployant régulièrement des moyens militaires en Asie du Nord-Est, comme ce fut le cas au printemps 2021 à l’occasion de l’exercice ARC21 organisé dans le sud du Japon. Enfin, parce que la singularité stratégique française ouvre des possibilités de coopération notamment dans le domaine des équipements de défense. Si les deux pays n’ont pas annoncé de nouveaux thèmes de coopération depuis 2015, le ministère japonais de la Défense sait qu’Airbus est le seul hélicoptériste étranger capable de réaliser des opérations de maintenance lourde sur le territoire japonais. Les garde-côtes japonais font quant à eux confiance à Dassault depuis le début des années 2000 et viennent de renouveler leur flotte d’avions de surveillance maritime avec des Falcon 2000. De même, la marine japonaise, dont une frégate était récemment intégrée à l’escorte du porte-avions Charles de Gaulle en océan Indien, observe que son homologue française est régulièrement mise à l’honneur par l’US Navy pour son savoir-faire dans le domaine de la lutte anti-sous-marine.

Cette coopération est appelée à se renforcer dans le contexte de la nouvelle feuille de route bilatérale, évoquée lors de la récente visite du Premier ministre Kishida à Paris (9 janvier). Le Japon a déjà signé un accord d’accès réciproque avec l’Australie et le Royaume-Uni ; la signature d’un accord similaire avec la France ouvrirait de nouvelles possibilités. Il irait de pair avec un renforcement de la coopération militaire entre forces armées des deux pays et avec le foisonnement d’initiatives entre pays affinitaires destinés à mieux coordonner les efforts en faveur de la sécurité régionale en Indopacifique.

 

Guibourg Delamotte, professeur des universités en science politique à l’Inalco, autrice de Le Japon, un Leader discret (Eyrolles, 2023) et La Démocratie au Japon, singulière et universelle (ENS Éditions, 2022), a codirigé The Abe Legacy (Lexington, 2021). Elle a été chercheuse invitée au NIDS, ministère de la Défense (Tokyo, 2010) et invitée à l’université de Tokyo (2022).

Le capitaine de vaisseau François Duhomez est diplômé de l’institut japonais des études de défense nationale (NIDS, 59e promotion 2012) et a servi à deux reprises à l’ambassade de France à Tokyo comme attaché de défense.