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Les ambitions spatiales de la Corée du Sud : De l’émergence du pays à « l’Alliance spatiale » avec les États-Unis

Julien Cochet

 

La Corée du Sud a annoncé le 8 avril 2024 la mise en orbite d’un deuxième satellite militaire par une fusée Falcon 9 de SpaceX, quelques semaines après la mise en orbite d’un premier. Cela s’inscrit dans un contexte de renouveau de la stratégie spatiale sud-coréenne et d’intensification des tensions avec la Corée du Nord, qui a mis en orbite son premier satellite militaire en novembre 2023.

 

La Corée du Sud est une puissance spatiale émergente. Malgré quelques développements dès 1957, elle ne s’est lancée dans la conception d’un véritable programme spatial qu’à partir de la fin des années 1980. Le premier financement significatif d’un programme spatial national fut prévu en 1987, lors de l’adoption de l’Aerospace Industry Development and Promotion Act. Deux ans plus tard, la création du Satellite Research Center (SaTReC) à l’Université du KAIST puis du Korea Aerospace Research Institute (KARI) posait les fondements du programme spatial sud-coréen. Le SaTReC se lance alors dans la conception de KITsat-1, un microsatellite de 50 kg, en partenariat avec l’Université de Surrey au Royaume-Uni. Nommé Uribyul, « Notre étoile », il sera mis en orbite le 10 août 1992 par un lanceur européen. En parallèle, le KARI débute un projet de fusée-sonde avec un premier étage à propergol solide, KSR-1. Lancée avec succès le 4 juin 1993, la conception de celle-ci a néanmoins été bridée par le protocole d’accord signé en 1979 avec les États-Unis, selon lequel, en échange d’une aide technologique, la Corée du Sud s’engageait à ne pas développer de missiles d’une portée supérieure à 180 km, ou avec une charge utile de plus de 500 kg. Ces deux projets marquent les débuts de l’histoire spatiale sud-coréenne.

Depuis lors, la Corée du Sud formule une stratégie spatiale, actualisée tous les cinq ans. Le premier volet de 1996, First Basic Plan on Mid-to-Long-Term National Space Development, prévoit la conception du premier lanceur spatial sud-coréen, Naro, et par là l’acquisition d’une capacité de lancement souveraine. Le KARI présente le projet avec le slogan « Launching Our Own Satellite with Our Own Rocket from Our Own Country » et fixe 2010 comme année de lancement. Cependant, le lancement en août 1998 par la Corée du Nord du missile balistique Taepodong-1 visant la mise en orbite du satellite Kwangmyoungsong-1, remet soudainement en cause l’avance dont la Corée du Sud pensait disposer dans la péninsule. Si la Corée du Sud conclut que le satellite nord-coréen a échoué à atteindre son orbite, les responsables du KARI constatent cependant qu’ils accusent un retard de 5 à 7 ans sur la technologie nord-coréenne de lanceurs.

Le gouvernement sud-coréen réagit vite : d’une part, il presse les États-Unis de réviser les accords de 1979[1] ; d’autre part, il modifie sa stratégie spatiale pour avancer le lancement de Naro de 2010 à 2005. Pour respecter ce nouveau délai, la Corée du Sud renonce à son ambition d’indépendance et se tourne vers la coopération internationale. Toutefois, en raison de l’International Traffic in Arms Regulations[2], elle échoue à conclure un accord avec des fournisseurs américains. Elle collabore alors avec la Russie : Moscou accepte de fournir le premier étage du lanceur et d’aider à la construction du Naro Space Center. Ainsi, après de longues négociations sur les transferts de technologie et après deux tentatives de lancement ratées, Naro n’est lancé avec succès qu’en 2013. Pour autant, la Corée du Sud n’abandonne pas ses ambitions de lancement souverain et le KARI démarre directement la conception de son deuxième lanceur, Nuri.

L’année 2021 marque un tournant décisif pour le spatial sud-coréen. En effet, c’est à cette date que les États-Unis et la Corée du Sud s’accordent pour la levée complète des restrictions de 1979 sur les missiles et lanceurs spatiaux. Cela accorde au KARI l’autonomie et la flexibilité nécessaires pour finaliser le développement de son lanceur. En juin 2022, Nuri, premier lanceur intégralement sud-coréen à trois étages, est lancé avec succès depuis le Naro Space Center, et déploie un satellite sud-coréen en orbite.

Depuis l’élection du nouveau président Yoon Suk-yeolen mai 2022, le gouvernement affirme qu’il doit y avoir un renouveau du programme spatial sud-coréen. En particulier, le système décentralisé de gouvernance du secteur spatial, impliquant de nombreux organismes et départements, a été critiqué pour son manque d’unité et d’efficacité. Des réformes ont été menées afin de le centraliser et de le restructurer. La direction du National Space Committee, historiquement à la charge du Premier ministre, est élevée au niveau présidentiel, ce qui reflète une élévation stratégique du secteur spatial au rang de priorité nationale. Cela implique directement le président dans la conception et l’exécution de la politique spatiale. De plus, la création d’une nouvelle agence spatiale nationale, la Korean Aerospace Agency (KASA),est en cours pour diriger l’ensemble du programme spatial du pays et la recherche aérospatiale.

Ces changements institutionnels doivent permettre la réalisation de trois nouveaux objectifs :1) poser un astromobile autonome sur la Lune en 2032 et sur Mars en 2045 ; 2) doubler les investissements publics dans le secteur spatial d’ici 2027 ; et 3) développer l’industrie spatiale privée sud-coréenne pour qu’elle représente 10 % de l’industrie spatiale mondiale en 2045. Il ne s’agit plus de se focaliser sur le développement souverain de lanceurs et de satellites, mais de prendre la vague du NewSpace en utilisant activement les capitaux privés et en favorisant l’innovation technologique dans toutes les branches du secteur spatial.

En parallèle, le ministère de la Défense sud-coréen repense sa stratégie spatiale militaire. Un plan est conçu pour développer des capacités spatiales de défense et de renseignement. La première étape consiste à élaborer un système indépendant d’observation de la Terre d’ici 2025, afin de diminuer la dépendance vis-à-vis des États-Unis. Pour cela, l’administration centrale du ministère de la Défense, la DAPA (Defense Acquisition Program Administration), prévoit le déploiement de cinq satellites de reconnaissance militaire sud-coréens, en partenariat avec SpaceX. Deux d’entre eux ont déjà été mis en orbite avec succès le 1er décembre 2023puis le 8 avril dernier. Pour assurer la cohérence globale de cette nouvelle stratégie spatiale de défense et mieux l’articuler avec le développement du spatial civil et du secteur privé, le Security Space Development Working Committee a également été mis en place en novembre 2022, sous la tutelle directe du National Space Committee.

En matière de coopération internationale, ce renouveau du spatial sud-coréen s’appuie tout d’abord sur un renforcement du partenariat avec les États-Unis. En juin 2021, la Corée du Sud devient le dixième pays à rejoindre les accords Artemis. En décembre 2022, l’US Space Forcea établi en Corée du Sud son premier commandement dans un pays étranger, les US Space Forces Korea. En avril 2023, un sommet bilatéral entre les États-Unis et la Corée du Sud a élevé les relations des deux pays au rang d’« Alliance spatiale ». Les exportations de satellites américains et de leurs composants sont ainsi facilitées (flexibilité de l’administration américaine vis-à-vis du Missile Technology Control Regime). Ensuite, de nouvelles collaborations sont instaurées : avec l’Australie en 2017 puis en 2021, avec le Luxembourg en 2022, puis avec les Émirats arabes unis en 2023. Enfin, la coopération avec la France est accentuée : en mai 2023, le ministère sud-coréen de la Défense a signé une « Lettre d’intention pour la coopération spatiale de défense » avec le ministère des Armées.

Depuis l’acquisition de capacités de lancement autonome en 2022, la Corée du Sud souhaite confirmer son statut de nouvelle puissance spatiale. Pour accomplir de nouveaux objectifs symboliques ambitieux, l’administration Yoon conduit de profondes réformes institutionnelles tout en réaffirmant le lien entre spatial, prestige national et sécurité de la nation.

 

Julien Cochet est assistant de recherche à l’IRSEM, étudiant en Master de Géographie – Géopolitique à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne et l’ENS.

Contact : julien.cochet@psl.eu



[1] En 2001, les autorités américaines acceptent d’étendre la limite de portée à 300 km pour les missiles balistiques à grande vitesse et à vol libre.

[2] L'International Traffic in Arms Regulations (ITAR) est un ensemble de réglementations américaines visant le contrôle de l'importation et l'exportation des technologies de défense listées sur la United States Munitions List (USML).