Damien CARRIÈRE | 19.05.2020
La crise de la Covid-19 a frappé l’Inde alors que celle-ci était aux prises avec une crise économique larvée et avec une crise politique déclenchée par le choix de restreindre l’accès à la nationalité indienne aux non-musulmans. Le Premier ministre Narendra Modi tire profit de la crise pour renforcer son autorité.
La crise de la Covid-19 est venue frapper le deuxième pays le plus peuplé du monde. Son milliard et demi d’habitants a été confiné dans des conditions souvent difficiles d’insalubrité et de densité. Le faible nombre de cas testés (50 000) tient davantage au faible nombre de tests qu’à la diffusion du virus. L’épidémie ajoute une crise sanitaire aux crises économique et politique qui affectent déjà le pays. D’une part, l’Inde connaît un ralentissement économique depuis 2014, que le confinement de la population ne pourra qu’aggraver. Les colonnes de travailleurs rentrant dans leurs villages poussés par la famine et craignant pour une récolte qui s’annonce difficile en sont une illustration. D’autre part, le rejet grandissant des minorités (notamment musulmanes) parfois jusqu’à la violence, trouve à travers la crise sanitaire de nouvelles occasions de s’exprimer. Enfin, la crise de la Covid-19 accentue les tendances autoritaires du gouvernement de Narendra Modi. C’est à ce dernier aspect que l’on s’intéresse ici en particulier.
La pandémie est arrivée en Inde autour du 4 mars 2020, avec le test positif d’une quinzaine de touristes italiens et de leur chauffeur. New Delhi met en place une première quarantaine pour les héberger. Mais ce n’est que le 21 mars que le gouvernement réagit avec vigueur. Il ferme les frontières nationales et décrète une première journée de confinement le dimanche 22 mars. Le Premier ministre Narendra Modi a demandé à ce que chaque famille fasse du bruit aux balcons au moyen des plats en métal d’usage courant dans le pays, en signe de solidarité. Le lendemain, lundi 23 mars, il décrète un confinement général de 21 jours reconduit depuis, malgré des mesures de déconfinement progressif prises depuis le 23 avril, et l’instauration d’une loi d’état d’urgence sanitaire. La crise de la Covid-19 met en évidence les faiblesses du système de santé publique. L’Inde compte aujourd’hui 0,5 lit d’hôpital pour 1 000 personnes, là où la France en compte 7.
Le gouvernement a pris tardivement en compte les effets de cette pandémie, laquelle met en lumière les fragilités des infrastructures sanitaires et économiques du pays. L’Inde a mobilisé son appareil sécuritaire pour faire face à la crise. Il l’a fait en utilisant la force publique et en mobilisant la religion. Cela a renforcé le pouvoir central, au détriment des journalistes et des intellectuels qui le critiquent et des États de l’Union indienne. En effet, les relations entre les États et le pouvoir central ont été particulièrement tendues, surtout lorsque les choix d’orientations politiques et sanitaires ont été différents, comme au Kérala par exemple.
Les forces armées de police (CAPF) et, dans une moindre mesure, les forces armées, ont été mobilisées. D’abord, elles ont été chargées de mettre en place les quarantaines. Le gouvernement a par exemple confié l’organisation des premiers bâtiments à la Indo-Tibetan Border Police, une force de police armée dépendant du ministère de l’Intérieur. Il a par la suite mobilisé 32 hôpitaux de l’ensemble des corps des forces armées de police ainsi que ceux des forces armées.
Ensuite, ces forces patrouillent, avec la police, dans les grandes villes afin de garantir la sécurité des infrastructures, des approvisionnements et des transports, mais également pour vérifier le respect du confinement. Malgré cela, les déplacements de masse générés par les migrants rentrant dans leurs villages ont provoqué dans les gares routières et ferroviaires des cohues immenses. Le 2 avril, le gouvernement a déployé 10 000 membres des forces armées de police à Delhi, afin de faire appliquer le confinement. La police indienne, relativement peu nombreuse et mal formée, a usé de violence envers les passants incapables de se confiner, en faisant valoir un ordre de confinement et de distanciation impossible à respecter dans les conditions sociales du pays à cause de la promiscuité ou simplement de la faim. Le gouvernement a ainsi traité la crise du coronavirus comme une crise d’ordre public plutôt que comme une crise sanitaire.
Enfin, utilisant une loi de 1897 (Epidemic Diseases Act), le gouvernement de New Delhi s’est employé à faire taire les critiques sur sa gestion de la crise. Il a ainsi fait arrêter le rédacteur en chef du magazine indépendant The Wire, Siddharth Varadarajan. Les reporters Prashant Kanojia dans l’État de l’Uttar Pradesh, et Pawan Choudhary dans celui du Bihar, ainsi qu’un cadreur du Tamil Nadou travaillant pour Damodharan TV dont le nom n’a pas été rendu public, ont fait l’objet de plaintes, ou ont été emprisonnés, en relation avec leur traitement critique de la crise de la Covid-19. Dans le même temps, d’autres journalistes, comme Vidya Krishnan et Rashmi Puranik, ont été la cible de campagnes de menaces de viol et de harcèlement depuis des comptes liés au parti au pouvoir, le BJP, après qu’elles ont publié des critiques du gouvernement dans la presse. Il s’agit ici d’une méthode employée par le parti au pouvoir depuis la fin des années 1990.
LeBharatiya Janata Party s’est construit sur la promesse d’une Inde hindoue appartenant aux Hindous, par opposition au parti du Congrès, généralement plus séculier[1] en matière de religion comme d’ethnicité. Dès le début de la crise de la Covid-19, plusieurs membres du parti au pouvoir, dont un ministre, ont promu des traitements indigènes, fondés sur l’ayurveda ou sur les excrétas de bovins. Moins que d’une anecdote, il s’agit de la présence dans le domaine politique de discours dont la rationalité ne repose pas sur les sciences expérimentales. Ce qui ne les empêche pas d’être politiquement efficaces, puisqu’ils sont suivis d’effets dans la population et dans la perception de l’action du gouvernement. L’hindouisme est promu par le pouvoir comme une caractéristique définissant la nation et ses habitants, tout en mettant l’interprétation construite par le BJP au centre de cette définition. À partir de là, les rites exigés par le pouvoir politique et impliquant la nation, tels qu’allumer des bougies simultanément sur tout le territoire, sont à la fois un moyen de galvaniser la population et d’exercer une pression sur ceux qui n’y participent pas et qui deviennent suspects d’antinationalisme.
Les contours de la sortie de crise restent flous. Le gouvernement a commencé à lever graduellement le confinement pour ses secteurs agricole et industriel, mais a prolongé le confinement général jusqu'à la fin mai, tout en autorisant les États à adapter quelque peu leur organisation aux situations locales. Néanmoins l’absence de tests ne permet pas de savoir avec certitude où l’épidémie est enrayée.
L’urgence économique en revanche se fait sentir avec acuité. Le gouvernement de Narendra Modi a donc mis en place une application pour smartphones destinée à éviter la contagion. L’installation de celle-ci est devenue obligatoire pour l’ensemble des fonctionnaires, puis pour les salariés du privé, sans que la base légale de cette obligation soit bien claire. Certaines villes – comme Noida, une banlieue de Delhi –, ont rendu son installation obligatoire sous peine d’un emprisonnement de six mois. Des doutes ont déjà émergé sur la sécurité de cette application qui combine plusieurs méthodes de localisation, dont le GPS, le Bluetooth, le réseau wifi ainsi que les tours de communication, dans un pays où internet dépend largement du réseau mobile. De plus, le programme de l’application n’est pas transparent, et le gouvernement n’a pas expliqué comment les données allaient être stockées et anonymisées. Plusieurs intellectuels indiens ont émis la crainte que cette application ne se transforme, dans la main de Narendra Modi, en un outil de surveillance généralisée de grande ampleur.
Loin de donner lieu à un renouveau politique, la crise de la Covid-19 tend à amplifier les tendances autoritaires déjà présentes en Inde. La crise économique et sociale qui s’amorce, avec des frontières qui resteront fermées pour longtemps et des antagonismes nationaux et interreligieux fortifiés, se feront dans un paysage au sein duquel cette crise aura davantage accentué des tendances que changé la donne.
Damien CARRIÈRE est postdoctorant à l’IRSEM, docteur en géographie du développement et spécialiste des relations entre sécurité, environnement et police en Inde.
Contact : damien.carriere@irsem.fr