Télécharger la brève stratégique n° 59 - 2023
Vers le stationnement d’armes nucléaires en Biélorussie ?
Tiphaine de Champchesnel
Le 25 mars dernier, Vladimir Poutine a déclaré que la Russie comptait déployer des armes nucléaires tactiques en Biélorussie, précisant notamment que la construction d'un dépôt spécifique serait achevée le 1er juillet. Pour l'instant, la question d’un transfert des têtes nucléaires n'a pas été évoquée publiquement. Même si elle poursuit aussi d’autres objectifs, de fait, cette annonce semble participer de la stratégie d’intimidation de la Russie dans le cadre du conflit en Ukraine.
Depuis le début de l'invasion de l'Ukraine, la Russie a multiplié les rappels de son statut d'État doté de l'arme nucléaire et les menaces, implicites ou explicites, d'un recours à la bombe. Ces déclarations sont le plus souvent interprétées comme participant notamment d'une stratégie d'intimidation à l'égard de l'Ukraine, des États-Unis et de l'OTAN. Elles convergent pour créer un sentiment de peur latent et une pression diffuse autour de la représentation de la possibilité d'une escalade nucléaire. Le rythme de ce signalement nucléaire russe semble s'être accéléré ces dernières semaines.
Lors d'une intervention sur la chaîne Rossiya 24 TV, le 25 mars, le président Vladimir Poutine a confirmé la perspective d'un transfert de capacités nucléaires sur le territoire biélorusse. Il a ainsi indiqué que les deux États parties, la Russie et la Biélorussie, s'étaient accordés sur des arrangements dont la mise en œuvre avait déjà commencé, avec l'adaptation de dix avions biélorusses et le transfert de systèmes Iskander. Il a aussi précisé que la formation des équipages devait débuter le 3 avril et qu'un dépôt d'armes nucléaires tactiques serait achevé le 1er juillet prochain, insistant donc sur la concrétisation des engagements. Se pose la question de la portée et des conséquences de ceux-ci, au-delà de son utilisation politique dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine et de la gestion de la relation entre Moscou et Minsk.
La perspective d’un tel accord avait déjà été publiquement évoquée, dans la retranscription d'échanges entre les présidents russe et biélorusse lors d'une rencontre à Saint-Pétersbourg, le 25 juin 2022. Alexandre Loukachenko avait alors justifié une telle évolution par une préoccupation liée aux « vols des avions des États-Unis et de l'OTAN, s'entraînant à transporter [...] des armes nucléaires » et demandait de préparer une « réponse équivalente à ces actions », sollicitant l'aide de la Russie pour adapter ses avions de chasse à l'emport d'armes nucléaires.
La réponse de Vladimir Poutine semblait poursuivre deux axes. D'une part, il donnait crédit à la demande biélorusse, en établissant un parallèle avec le dispositif de partage nucléaire de l'OTAN et en indiquant que « nous devons veiller à notre sécurité inconditionnelle, à la sécurité de l'État de l'Union [Union de la Biélorussie et de la Russie] et peut-être même à celle des autres pays membres de l'OTSC [Organisation du traité de sécurité collective] ». D'autre part, Vladimir Poutine avait aussi clairement marqué qu'il n'était pas nécessaire de reproduire les arrangements de l'OTAN. Il avait ensuite envisagé l’adaptation d’avions Su-25 (et non Su-35 comme le suggérait Alexandre Loukachenko) et la formation des équipages ainsi que le transfert dans les mois suivants d’Iskander-M dont il avait rappelé le caractère à la fois conventionnel et nucléaire. Ainsi, il maintenait une incertitude quant à la vocation des missiles qui seraient transférés à la Biélorussie. En revanche, il n'en laissait subsister aucune sur le fait que ces décisions seraient suivies d'effet car les deux dirigeants s'étaient entendus pour donner instruction à leurs ministres de la Défense et à leurs chefs d'état-major respectifs de travailler à leur mise en œuvre.
L'annonce du 25 mars n'est donc pas entièrement surprenante. Elle l’est d'autant moins que, du côté biélorusse, la volonté a été manifestée à plusieurs reprises de permettre le retour d'armes nucléaires sur le territoire, vingt-cinq ans après le retrait définitif des systèmes stratégiques et tactiques dont Minsk avait hérité lors de la dissolution de l'Union soviétique. En effet, comme le Kazakhstan et l'Ukraine, la Biélorussie avait signé en 1992 le protocole de Lisbonne par lequel elle s'était engagée à assumer, avec les autres successeurs de l'URSS, les obligations de désarmement que cette dernière avait contractées en signant le traité de réduction START-1 un an avant. L'article V du protocole de Lisbonne requérait aussi des signataires qu'ils adhèrent au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) en tant qu'État non doté, ce que la Biélorussie a fait le 27 juillet 1993 tandis que se poursuivait le retrait des armes nucléaires de son territoire. Celuides armes nucléaires tactiques s'est terminé en mai 1993 mais celui des armes stratégiques en novembre 1996 seulement.
Dans une entrevue pour Russia Today à la fin du mois de novembre 2021, Alexandre Loukachenko a expliqué qu'il n'avait jamais été favorable au départ des systèmes soviétiques du territoire et qu'il avait retardé à l'époque la mise en œuvre des accords, obtempérant sous la « dure pression » de Boris Eltsine. Il s'est aussi targué d'avoir conservé intacts plusieurs sites de missiles stratégiques, sans doute pour donner crédit à son propos lorsqu'il a indiqué, au cours de cette même entrevue, que dans l'éventualité du placement d'armes nucléaires de l'OTAN en Pologne, il proposerait « à Poutine de restituer les armes nucléaires à la Biélorussie ». Par la suite, le président biélorusse s'est exprimé plusieurs fois en ce sens, mais c'est surtout au moment du référendum du 27 février 2022, portant sur des évolutions de la constitution biélorusse, que les préoccupations quant à un éventuel stationnement d'armes nucléaires russes se sont renforcées. En effet, le référendum a consacré non seulement un renforcement du pouvoir de la présidence, mais également la suppression du statut non nucléaire de cet État qui figurait à l'article 18.
Certains experts se sont interrogés sur le fait que la Russie puisse avoir suffisamment confiance en son allié biélorusse pour autoriser une délocalisation d'armes nucléaires. Or un tel partage nucléaire pourrait avoir lieu sans le transfert des armes elles-mêmes, tout au moins dans un premier temps. Ainsi, des préparatifs pourraient être conduits à travers l’adaptation et l’installation de vecteurs capables d’emporter des têtes nucléaires, ainsi que la construction de dépôts d’armes, sans être nécessairement suivis du déplacement de têtes nucléaires. Ce qui correspondrait d’ailleurs à la pratique russe de centralisation du stockage des armes nucléaires tactiques, comme l’indiquent les déclarations officielles russes dans les enceintes onusiennes : « toutes les armes nucléaires non stratégiques de la Russie […] sont situées exclusivement sur le territoire national et regroupées dans des bases de stockage […] ».
Or, compte tenu de l'éventail des capacités russes, le besoin opérationnel de ce partage nucléaire n'est pas évident. Dans un article de l'Observatoire de la dissuasion, Isabelle Facon, spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes à la Fondation pour la recherche stratégique, réunit les réactions de plusieurs spécialistes militaires russes, lesquels se montrent réservés sur l'avantage pour l'armée russe de voir ces capacités déployées en Biélorussie. Par ailleurs, ces annonces suscitent des interrogations sur le choix d'adapter les chasseurs Su-25 (en raison notamment de doutes sur leurs capacités de survie) ainsi que sur le nombre de missiles que Moscou cédera effectivement à Minsk. Le fait que le bénéfice opérationnel ne soit pas avéré n'élimine pas cependant tout intérêt stratégique à ces développements pour la Russie, qui pourrait les concevoir comme une nouvelle option à intégrer dans sa manœuvre dissuasive. Elle pourrait par exemple réaliser des mouvements d'armes nucléaires en direction du territoire biélorusse pour signaler une montée en puissance dans la crise, comme le suggère Pavel Podvig, chercheur à l’UNIDIR au sein du programme sur les armes de destruction massive. Dans cette optique, cet accord s'apparenterait moins à un partage nucléaire qu'à l'utilisation par la Russie du territoire biélorusse dans sa communication stratégique.
Dans l'immédiat, la communication autour de cet accord le fait apparaître prioritairement comme un moyen de pression politique sur l'OTAN en tant qu'alliance nucléaire alors que celle-ci intègre un nouveau membre. Dans une téléconférence le 4 avril, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou a d'ailleurs fait le lien entre l'entrée de la Finlande dans l'OTAN et les évolutions en Biélorussie, indiquant que la Russie réagissait en défendant la sécurité de « l'État de l'Union ». Ce renforcement du narratif sécuritaire de l'union entre la Russie et la Biélorussie converge avec celui du respect des engagements de non-prolifération sur lequel Vladimir Poutine a insisté le 25 mars dernier, comme une recherche de légitimité dans un contexte marqué par des enjeux de représentation sur la scène internationale.
Dr Tiphaine de Champchesnel est chercheuse Dissuasion et désarmement nucléaire à l’IRSEM.
Contact : tiphaine.de-champchesnel@irsem.fr