Clément RENAULT | 07.05.2020
Anticipée à de nombreuses reprises à travers l’identification du risque pandémique, la crise sanitaire du Covid-19 ne peut être considérée comme une erreur du renseignement. Elle affecte cependant les services de renseignement de diverses manières et conduira à repenser la nature de leur implication sur ces enjeux.
Le risque pandémique est depuis longtemps considéré comme un enjeu de sécurité par de nombreux États et services de renseignement, en particulier par les Five Eyes (alliance des services australiens, canadiens, américains, britanniques et néo-zélandais). En 1980, Ronald Reagan identifiait l’épidémie de sida comme une menace à la sécurité nationale. Dans les années 1990, le risque sanitaire est apparu comme un aspect de la « sécurité humaine ». En 1994, la Commission Aspin Brownsur le rôle et les capacités du renseignement au XXIe siècle, s’interrogeait sur les thématiques les plus pertinentes pour le recueil et l’analyse, y compris sur la possibilité d’orienter les services sur les enjeux économiques, environnementaux et sanitaires.
Sur le plan stratégique, plusieurs services de renseignement ont anticipé le risque de pandémie, comme le montrent les Livres blancs sur la Défense et la Sécurité nationale de 2008 et 2013 ou les rapports du National Intelligence Council américain (NIC) de 2004, 2008 et 2017. Il importe ici de souligner la distinction entre renseignement stratégique et opérationnel. L’identification d’un risque au niveau stratégique n’engage pas automatiquement son inclusion dans le cycle du renseignement. Le passage de l’identification stratégique à la collecte et à l’analyse spécifique requiert une orientation politique formulée dans les Stratégies nationales du renseignement (SNR).
Or, les SNR françaises et américaines de 2019 ne mentionnent aucun élément de risque « épidémique », « pandémique » ou « sanitaire ». Anticipée sur le plan stratégique mais n’ayant pas fait l’objet d’orientation politique, la crise sanitaire du Covid-19, contrairement à certaines affirmations, ne peut donc pas être considérée comme une erreur ou une faille du renseignement. Si,comme le souligne Patrick Walsh dans Intelligence, Biosecurity and Bioterrorism, les services occidentaux demeurent pour l’essentiel insuffisamment préparés à prévenir et répondre à ce risque, c’est aussi parce qu’ils ne sont que des acteurs secondaires de ce type de crise.
Cependant, comme en témoigne la pandémie de Covid-19, et comme le soulignaient déjà les partisans d’un New Intelligence Agenda au début des années 2000, l’interdépendance des économies ainsi que l’ampleur massive des flux de populations à l’échelle mondiale, contribuent à faire des risques sanitaires individuels un enjeu sanitaire mondial. Ces deux tendances doivent être mises en regard de trois variables importantes :
• la récurrence :contrairement aux pays asiatiques, habitués aux crises sanitaires et aux risques épidémiques, les pays occidentaux ont sous-estimé la probabilité de survenue de ce type de crise. L’érosion croissante de la biodiversité et le réchauffement climatique augmenteront, à terme, le risque de pandémies ;
• la menace : la gravité de la crise sanitaire pourrait relancer les velléités d’acquisition d’armes biologiques par des acteurs non étatiques. Il s’agit d’un enjeu direct de contre-prolifération, d’autant que la distinction entre épidémie spontanée, accident et arme biologique n’est pas évidente au premier abord et même si, comme en témoigne la crise actuelle, personne n’est à l’abri de la contagion ;
• la perception publique : l’après-Covid-19 laissera la place aux interrogations et à la recherche de responsabilités. Les opinions publiques et leurs résonances institutionnelles donneront lieu à des commissions d’enquête et à des réorientations de l’action publique.
Le choc de la pandémie engendrera une demande d’implication nouvelle des acteurs de la défense et de la sécurité sur ces enjeux, y compris de la part des services de renseignement. Ils se trouvent concernés à plusieurs titres. D’abord en raison de leur apport potentiel à la prévention de ce type de crise, grâce à la collecte et à l’analyse de deux types d’informations essentielles :
• l’alerte précoce ou warning intelligence : dans le cas du Covid-19, les autorités chinoises ont tenté de dissimuler les premières alertes des médecins. Li Wenliang, qui fut le premier à prévenir du danger de ce coronavirus a été arrêté, et ce traitement de l’information compte parmi les importants reproches formulés au Parti communiste chinois (PCC) dans sa gestion de la crise. Aux États-Unis, la question de savoir quel type de renseignement d’alerte était disponible au début de l’épidémie et comment ces informations ont été prises en compte par les autorités politiques fait l’objet d’un vif débat.
• le renseignement opérationnel : correctement orientés, la quasi-totalité des capteurs sont en mesure de fournir de précieuses informations. Le renseignement humain (HUMINT) peut permettre le recrutement et l’orientation de sources spécialisées dans les domaines épidémiologiques et médicaux à l’étranger, capables de faire remonter du renseignement d’alerte (qu’il s’agisse de signal faible ou de données brutes obtenues clandestinement). L’analyse des données de connexion et des patterns de communication (SIGINT) croisées à des images satellitaires (IMINT) peut informer sur des changements collectifs de comportement, le déploiement de troupes militaires, ou la construction soudaine d’infrastructures hospitalières. Le renseignement de réseaux sociaux (SOCMINT) peut également faire remonter du renseignement d’ambiance.
Les services sont ensuite concernés par les stratégies sanitaires nationales et internationales.Face aux diplomaties du mensonge des régimes autocratiques, les circuits classiques de veille épidémiologique sont insuffisants. Les opérations de désinformation, les falsifications de données, les stratégies de pression sur les organisations internationales ou les actions d’influence se répercutent sur les capacités de réponse et engagent directement l’activité des services de renseignement.
D’ailleurs, certains services se trouvent déjà sollicités. La CIA et le MI6 travaillent à la collecte de renseignements sur le nombre exact de personnes contaminées en Chine et sur l’origine précise du Covid-19 ;le Mossad concourt à l’obtention de matériel médical (masques, kits de test, etc.) de manière clandestine et le Shabak (service de renseignement intérieur) contribue à analyser les données cellulaires des smartphones pour cartographier les mouvements des personnes contaminées.
Les crises sanitaires affectent également les services sur le plan opérationnel. La protection des capacités de défense constitue un enjeu pour le renseignement. Celles-ci se trouvent directement altérées du fait de leur contribution potentielle à l’effort de gestion épidémique sur le territoire national (opération Résilience en France), mais surtout de l’exposition des troupes en opérations au risque d’infection. À l’instar de l’USS Theodore Roosevelt et du porte-avions Charles de Gaulle, c’est la capacité de réponse militaire qui est potentiellement affectée.
Enfin, les conséquences organisationnelles amplifient certaines menaces traditionnelles. L’impact sur les ressources humaines pèse sur les capacités opérationnelles de pointe telles que la collecte de renseignement humain ; le confinement rend le travail de contre-espionnage plus difficile ; l’augmentation massive des communications électroniques entache les capacités de collecte tout en créant de nouvelles opportunités d’attaques cyber, et les situations d’isolement de certains agents fragiles offrent de nouvelles possibilités de recrutement.
La pandémie de Covid-19 met en évidence le lien entre santé publique et sécurité nationale. Elle affecte le renseignement de manière directe mais ne constitue qu’un élément secondaire des services chargés de l’assurer. La responsabilité première de la veille, de la collecte et de l’analyse des informations pertinentes en matière épidémique demeure et doit demeurer de l’ordre de la santé publique,mais cette crise sanitaire sans précédent engendre une demande d’implication plus forte des acteurs de la sécurité nationale et exige de repenser l’implication des services de renseignement sur ces enjeux.
Clément RENAULT est conseiller au ministère des Armées. Il prépare actuellement un doctorat en War Studies sur les enjeux contemporains du renseignement.
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