Visuel BS 49 Violier

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Intimidation des élites et contrôle de la population en Russie

Victor Violier

 

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, le pouvoir russe se resserre autour des « structures de force » privilégiant une vision répressive des rapports avec la société. La frange la plus libérale de l’élite cooptée par le pouvoir se retrouve marginalisée à la faveur d’une stratégie d’intimidation, tandis que la population endure un état de guerre qui ne dit pas son nom.

Comme l’ont montré les récentes déclarations d’Andreï Kartapolov, ancien militaire et actuellement député et président de la Commission de Défense à la Douma, qui enjoignait à l’armée russe de « cesser de mentir », la critique des dirigeants militaires ou de la conduite des opérations est possible. Mais cette critique de l’intérieur demeure l’apanage de certaines personnalités ou groupes bien particuliers et ne doit pas laisser imaginer aux observateurs qu’il existe aujourd’hui en Russie un espace politique pluraliste, même réduit, comparable à ce qui fait une société démocratique. En revanche, l’existence de ces voix dissonantes, à la marge, quand bien même celles-ci se seraient faites plus fréquentes et audibles ces dernières semaines, confirme le statut dérogatoire dont jouissent les membres des structures de force dans l’ordre politique russe. L’expression « structures de force » (silovye strukrury) désigne l’ensemble des membres des ministères et agences chargés de l’application de la loi et du maintien de l’ordre. Hormis ces derniers, seules quelques rares personnages en cour se risquent à des critiques ciblées et calculées. C’est le cas notamment du chef de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, allié fidèle du Kremlin jouant un rôle actif depuis le début de la guerre en Ukraine, ou, de façon plus significative encore, d’Evgueni Prigojine, fondateur du groupe paramilitaire privé Wagner. Le renseignement américain présente même ce dernier comme le seul homme de l’entourage du président de la Fédération en mesure de lui dire « la vérité ». Pour tous les autres, les dernières parcelles de compétition intra-élitaire – qui pouvaient tolérer l’expression de désaccords ne remettant pas directement ni frontalement en cause le pouvoir poutinien – ont fait long feu, comme le montre l’examen de trois “signaux faibles” de la politique intérieure russe dans les champs intellectuel et scientifique, politique, et du maintien de l’ordre public.

En premier lieu, les charges qui pesaient contre Vladimir Maou ont été abandonnées le 14 octobre 2022. Formé dans les années 1980 et 1990 auprès d’Egor Gaïdar, père de la « thérapie de choc », du nom des réformes économiques brutales devant permettre le passage rapide à l’économie de marché en Russie au sortir du communisme, cet économiste libéral est le puissant recteur de l’Académie présidentielle. Il semble aujourd’hui officiellement tiré d’affaire sur le plan judiciaire. Cependant, cela ne suffira ni à faire disparaître le stigmate des très lourdes accusations qui pesaient contre lui, ni à dissiper l’idée qu’il s’est agi, pour le pouvoir, de rappeler à l’ordre ce fidèle serviteur de l’État russe. V. Maou avait en effet choisi de ne pas signer la déclaration de l’Union des recteurs en soutien à la guerre publiée à peine plus d’une semaine après l’intervention du 24 février et au lendemain d’une déclaration anti-guerre signée par plus de 7 000 scientifiques et universitaires russes.

Vladimir Maou a toujours refusé de plaider coupable depuis son arrestation en août 2022. Néanmoins, il s’était déclaré à disposition des enquêteurs et a collaboré à l’enquête. Plusieurs membres dirigeants de l’institution sont actuellement visés par la justice russe, tandis que l’affaire plus générale (dite « Rakova-Zouev ») dans laquelle s’inscrivait son arrestation est loin d’être close. L’affaire Maou sonne ainsi comme un énième avertissement adressé à toute l’élite intellectuelle et experte proche du pouvoir et confirme une reprise en main de l’Académie présidentielle. Cet établissement, créé en 2010 par décret présidentiel de Dmitri Medvedev, vise à former les cadres du régime tant à destination de l’État et ses administrations que du secteur privé et de l’économie russe. Enfin, cette affaire s’inscrit dans un contexte plus global d’attaques contre le monde universitaire et intellectuel.

En second lieu, l’ancienne candidate à l’élection présidentielle de 2018, Ksenia Sobtchak, a pris la fuite vers la Lituanie le 26 octobre. Femme d’affaires et animatrice de télévision, elle est la fille d’Anatoli Sobtchak, ancien avocat puis professeur de droit à l’Université de Leningrad où il a été l’enseignant de Vladimir Poutine, qu’il a plus tard recruté à la mairie de Saint-Pétersbourg après son élection en juin 1991. Anatoli Sobtchak est ainsi considéré comme le mentor politique de Vladimir Poutine et ce dernier serait le parrain de sa fille, Ksenia.

Cette fuite peut d’autant plus surprendre que Ksenia Sobtchak n’a jamais été considérée, ni par la majorité des observateurs, ni par la plupart des acteurs politiques russes, en particulier de l’opposition libérale, comme une véritable opposante ou même une menace pour le pouvoir de Vladimir Poutine. Bien au contraire, tantôt accusée d’être un « cheval de Troie » du Kremlin dans le champ politique russe, tantôt présentée comme un simple faire-valoir des faux-semblants démocratiques du régime, sa présence médiatique et son activité militante contribuaient plutôt à brouiller l’image de l’opposition démocratique, selon les organisations et militants des droits humains comme les principales figures de l’opposition « hors-système ».

Ainsi, à l’exception d’un groupe dont les contours semblent de plus en plus restreints, le pouvoir développe une stratégie d’intimidation des élites qui touche jusqu’à des insiders. V. Maou, qui appartient au bloc économique de l’élite du pouvoir, s’est toujours montré particulièrement accommodant. K. Sobtchak, quant à elle, était parfaitement inoffensive dans le champ politique et servait même au contraire le discours du pouvoir et ses faux-semblants de compétition politique.

En troisième lieu, les mesures prises, à l’intérieur du territoire de la Russie, dans le prolongement de la mise en œuvre de la loi martiale dans les territoires annexés, attestent une nouvelle étape dans la centralisation du pouvoir et le durcissement du contrôle de la population. Vladimir Poutine a en effet décrété mercredi 19 octobre (décret présidentiel N°756), l’instauration de la loi martiale dans les quatre territoires ukrainiens occupés et officiellement annexés par la Fédération de Russie en septembre à la suite de référendums illégaux et non reconnus par la communauté internationale : Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijia. Or, le décret présidentiel N°757, en lien avec le précédent, prévoit également l’élévation du niveau de sécurité (qualifié de « régime de réaction de niveau moyen ») dans les régions russes frontalières de l’Ukraine comprenant la République de Crimée, les Kraïs de Krasnodar, de Belgorod, de Briansk, de Voronej et de Koursk ainsi que les Oblasts de Rostov sur le Don et de Sébastopol.

Ces mesures confèrent des pouvoirs étendus aux chefs des exécutifs locaux (gouverneurs) et à l’administration, tandis que les libertés individuelles sont particulièrement restreintes. Afin de « renforcer la protection de l'ordre et de la sécurité publics » et d’assurer « la protection des installations militaires, des installations importantes de l'État », les autorités locales sont autorisées à prendre des mesures contraignantes de déplacement des populations, de contraindre les entrées et sorties des territoires concernés ou encore de restreindre la circulation des véhicules et de procéder à des perquisitions.

En outre, les sujets de la Fédération qui ne sont pas déjà concernés par la précédente mesure et font partie des districts fédéraux du Centre, dans lequel se situe Moscou, la capitale, et du Sud, dont la capitale est Rostov-sur-le-Don, font également l’objet d’une élévation du niveau de sécurité (qualifié de « niveau de préparation accrue »). Cela aboutit, de la même manière, à l’introduction de nouvelles mesures restrictives des libertés de la population. Ce train de mesures sécuritaires, ainsi que la gradation présentée et les prochaines étapes qu’elle laisse entrevoir et qui s’ajoutent à d’autres indicateurs, témoignent d’un nouveau durcissement du pouvoir, non seulement dans son arbitraire et dans les luttes intra-élitaires, mais aussi dans ses pratiques répressives et sa prétention au contrôle hégémonique de la population. À mesure que la guerre se poursuit et que l’armée russe s’enlise sur le terrain militaire, le pendule de la centralisation du pouvoir en Russie postsoviétique, qui décrit le passage d’un « pôle de consolidation extrême » en Union soviétique à un « pôle où le “pouvoir dominant” et le capitalisme d’État font fi d’un équilibre entre démocratie et économie de marché » à la fin de la décennie 2000 (V. Gelman), défie désormais les lois de la physique en raison d’une aggravation inédite.

Alors qu’une majorité des analystes considère désormais que l’avenir du régime russe et le dénouement de la guerre dépendent de la capacité de V. Poutine à conforter son leadership au sein de l’élite du pouvoir, une nouvelle étape a été franchie. Cette nouvelle étape répressive et sécuritaire se manifeste par un renforcement du contrôle de la population et une nouvelle vague de répression tous azimuts alors même que l’essentiel des membres de l’opposition politique se trouve déjà en prison ou en exil. Derrière la répression et l’arbitraire du pouvoir poutinien, se dessine la nouvelle prédominance des structures de force.

 

Victor Violier est postdoctorant à l’IRSEM

Contact : victor.violier@irsem.fr