Comment interpréter le refus émirati et saoudien de se ranger
dans le « camp de l’Occident » sur la guerre en Ukraine ?
Fatiha Dazi-Héni
Le non-ralliement des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite au « camp occidental » mené par les États-Unis pour sanctionner la Russie dans sa guerre en Ukraine relève surtout d’une défiance à l’égard de l’allié américain et de son président démocrate. Abu Dhabi et Riyad saisissent la dynamique multipolaire pour défier Washington en affichant avec aplomb leur volonté de jouer un rôle dans les recompositions stratégiques, à l’aune du choc énergétique exacerbé par la guerre en Ukraine.
L’abstention d’Abu Dhabi lors du vote de la résolution condamnant l’invasion russe en Ukraine, le 25 février 2022, a suscité la consternation parmi ses partenaires stratégiques occidentaux. Même si les EAU se sont prononcés en faveur de la résolution adoptée le 2 mars à l’Assemblée générale de l’ONU, exigeant que la Russie retire ses troupes d’Ukraine, Abu Dhabi a refusé de se joindre aux sanctions économiques engagées par le « camp occidental » contre Moscou. Le même jour, Abu Dhabi et Riyad, les plus influents acteurs de l’OPEP qui ont la capacité d’augmenter significativement leur production, décident avec Moscou, lors de la réunion de l’OPEP Plus, de maintenir le quota de production fixé au mois de juillet 2021. Alors même que la guerre en Ukraine entraîne la flambée des prix (131 $ la première semaine du mois de mars), Abu Dhabi et Riyad ne cèdent pas aux pressions occidentales et refusent de répondre aux appels téléphoniques du président Biden.
Le refus de se ranger dans le « camp de l’Occident » sur la guerre en Ukraine relève principalement du manque de fiabilité reproché à l’administration Biden à tenir son rôle de garant de la sécurité régionale. Riyad et Abu Dhabi ménagent en revanche Moscou, qui s’est imposé comme un acteur du conflit syrien par son soutien au régime d’Assad. De même, ils lui savent gré de s’être abstenu deux fois lors de l’adoption de la résolution 2216 de l’ONU sur la guerre au Yémen, portant sur l’embargo des armes contre le mouvement houthiste, le 14 avril 2015, puis le 28 février 2022.
Le désintérêt stratégique marqué des États-Unis au Moyen-Orient à la faveur de son pivot vers l’Asie ne se dément pas depuis les années Obama mais l’arrivée à la présidence de Joe Biden a accentué la défiance des dirigeants saoudien et émirati. Il est jugé faible et sans cap stratégique clair sur le Moyen-Orient, perception confirmée par son retrait raté d’Afghanistan. De manière plus personnelle, Joe Biden, lors de sa campagne électorale, a qualifié de « paria » le prince héritier Mohammed Bin Salman (MBS), jugé responsable de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi en 2018. Une fois élu, il a choisi d’éviter le dauphin au profit de contacts directs avec son homologue, le roi Salman, qui a confié à son héritier le soin de gouverner. À cela s’ajoute sa volonté de rééquilibrer les relations avec les monarchies du Golfe, en conditionnant les ventes d’armes de dernières technologies à une meilleure prise en compte des droits humains et à la réduction de leur coopération technologique avec la Chine.
La révision des termes du contrat d’armements destinés aux EAU par le Congrès, portant sur la vente de 50 avions de combat F35, 18 drones Reaper pour une valeur de 23 milliards de dollars, décidé sous l’administration Trump, a altéré la relation avec le prince héritier d’Abu Dhabi, Mohammed Bin Zayed (MBZ).
En décidant, dès sa prise de fonction, de retirer le mouvement houthiste de la liste des organisations terroristes, Biden s’attire l’ire de ses partenaires. Le sommet tripartite qui s’est tenu à Sharm el-Cheikh le 22 mars (Égypte, EAU, Israël) a adressé une mise en garde à Washington, tenté de retirer le Corps des Gardiens de la Révolution iranienne de la liste des organisations terroristes en échange de la signature rapide de l’accord sur le nucléaire iranien. Cette situation aurait pour conséquence d’accélérer le retour de l’Iran dans un marché des hydrocarbures tendu et soulagerait la tension inflationniste qui pèse dans le monde, susceptible de fragiliser les démocraties occidentales où se tiennent des échéances électorales. Traditionnellement proches du parti Républicain sur le dossier iranien, Abu Dhabi et Riyad accentuent d’autant la pression sur une administration Biden affaiblie, dans l’objectif de voir le camp démocrate perdre les élections sénatoriales américaines de mi-mandat, qui auront lieu le 8 novembre 2022.
De fait, les divergences relatives aux menaces dans la région revêtent un caractère tout autant personnel avec ce président démocrate comme sous les mandats de Barack Obama, auquel était reproché sa bienveillance pour les révolutions arabes. Abu Dhabi et Riyad ne pardonnent pas au président Biden son soutien tardif aux frappes de missiles et de drones des houthistes sur des sites énergétiques vitaux dans leurs territoires depuis janvier 2022. Les bonnes relations avec le président Trump, qui n’avait pas davantage répondu aux attaques subies lors des frappes sur les tankers à Fujaïrah et sur les installations pétrolières d’Aramco à Abqaïq en 2019, tenaient à son caractère populiste, proche des leaders autoritaires du Golfe.
Dans le contexte de la crise ukrainienne, l’invitation du président Biden à ses partenaires du Golfe de se ranger dans le « camp de l’Occident » contre la Russie et la Chine confirme une attitude de défiance. Ils considèrent que sans réengagement plus fort des États-Unis pour assurer leur sécurité et la stabilité de la région face aux attaques houthistes soutenues par l’Iran, aucune concession significative de leur part n’est à attendre.
L’aplomb qu’arborent désormais ces dirigeants est symptomatique de leur influence croissante dans le monde. Ils misent sur le probable dernier boom pétrolier de leur histoire et comptent sur leurs atouts gaziers et leurs puissants fonds souverains pour investir dans l’après-pétrole. Dans son entretien accordé au magazine américain The Atlantic, le 7 mars, les déclarations du dauphin saoudien sont révélatrices de la posture frontale qu’il adopte envers Washington. Il déclare ne pas se soucier de ce que pense de lui le président américain, lui recommandant même de réfléchir davantage aux intérêts des États-Unis. De même, l’annonce, le 15 mars, de la négociation avec Pékin du paiement de l’exportation de ses hydrocarbures en yuans reflète sa volonté d’accentuer la pression sur Washington.
Cette nouvelle posture des leaders saoudien et émirati se traduit dans les faits, à Riyad, par la poursuite de la répression, comme l’indique la décision de procéder à l’exécution de 81 prisonniers, le 12 mars. Aux EAU, la visite officielle, le 18 mars, du président Assad, fervent soutien de la guerre engagée par la Russie, permet à MBZ d’accélérer la réintégration de la Syrie dans la région contre l’avis de Washington.
À l’instar d’autres capitales dans la région Afrique du Nord – Moyen-Orient, Abu Dhabi et Riyad s’imposent dans le Golfe comme les principaux pourfendeurs de ce qu’ils jugent comme une posture insincère de l’Occident dans la défense de l’Ukraine alors que la Syrie a été abandonnée à son sort. Cependant, à l’échelle des six monarchies du Conseil de coopération du Golfe (CCG), les réticences d’Abu Dhabi et de Riyad à l’égard de Washington sont à relativiser. En effet, le Koweït a condamné sans ambiguïté l’invasion russe de l’Ukraine pour s’être vu infliger le même sort, le 2 août 1990, par son voisin irakien. De son côté, le Qatar fait le choix de la conciliation dans les affaires régionales et globales. Après avoir subi un embargo de trois ans et demi, imposé notamment par ses voisins saoudien et émirati, et fort de sa relation privilégiée avec l’administration Biden, qui l’a gratifié de meilleur allié de l’Amérique hors-OTAN, le Qatar s’est imposé comme un interlocuteur incontournable. Avec le choc gazier, Doha déploie sa diplomatie gazière comme alternative à long terme pour approvisionner l’Europe en GNL, à l’image de l’accord conclu entre Berlin et Doha, le 20 mars. De leur côté, Oman et Bahreïn font profil bas.
Les deux plus importantes économies du monde arabe privilégient dorénavant la dynamique multipolaire comme gage au désengagement américain, comme nous l’ont confirmé les entretiens effectués avec des chercheurs de l’Académie diplomatique Anouar Gargash à Abu Dhabi et du Policy Studies Center Al Buhuth à Dubaï ou encore des centres Rasanah et King Faysal à Riyad (décembre 2021). Des partenariats minilatéraux stratégiques selon un format trilatéral ou quadrilatéral ont vu le jour depuis 2015. Chine – Japon – Corée du Sud – Inde pour la sécurité alimentaire et énergétique, États-Unis – Inde – Israël pour les transferts de technologie et l’environnement, France – EAU – Inde pour des exercices navals conjoints. Dans le même esprit, Abu Dhabi a conclu un autre accord trilatéral avec l’Inde et Israël en mai 2021.
Les États européens pourraient trouver une fenêtre d’opportunité d’avenir, selon Cinzia Bianco, en développant avec les monarchies du Golfe une coopération ambitieuse dans la transition énergétique et dans une sortie progressive des hydrocarbures. Le choc énergétique lié à la guerre en Ukraine remettrait l’Europe en selle dans la région.
Dr Fatiha Dazi-Héni est spécialiste des monarchies du Golfe et de la péninsule Arabique à l’IRSEM.
Contact : fatiha.dazi-heni@irsem.fr