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La guerre en Ukraine et le droit des conflits armés

 

Julia Grignon

 

Tout conflit armé cause des dommages à la population civile ou aux biens de caractère civil, pourtant ceux-ci ne devraient jamais être l’objet d’attaque. Qu’est-ce qu’une cible licite en droit des conflits armés ? Et comment le droit appréhende-t-il les dommages incidents ? Cette brève répond à ces questions au travers du prisme des événements actuels en Ukraine.

 

Parmi les questions liées au droit des conflits armés (aussi appelé droit international humanitaire) qui se posent en Ukraine, celle relative aux attaques contre des biens de caractère civil, ou aux dommages incidents causés à ces biens, soulève un certain nombre de préoccupations. Résidences privées, théâtre, maternité, hôpitaux, écoles, ponts, aéroports, tous ces biens ont fait l’objet d’attaques depuis le 24 février dernier. En droit des conflits armés, la règle est pourtant claire : les biens de caractère civil ne peuvent jamais être intentionnellement pris pour cible.

La règle est tout aussi fondamentale qu’explicite : « En vue d’assurer le respect et la protection de la population civile et des biens de caractère civil, les parties au conflit doivent en tout temps faire la distinction entre la population civile et les combattants ainsi qu’entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires et, par conséquent, ne diriger leurs opérations que contre des objectifs militaires » (Article 48 du Protocole I de 1977, qui revêt un caractère coutumier). Ainsi, les biens de caractère civil ne devraient jamais faire l’objet d’attaques directes. Encore faut-il toutefois savoir ce qui est bien de caractère civil et ce qui est objectif militaire.

Les règles pertinentes de la conduite des hostilités nous enseignent que « sont biens de caractère civil tous les biens qui ne sont pas des objectifs militaires ». Formulée ainsi, c’est-à-dire a contrario de ce que sont les objectifs militaires, cette définition conduit à deux constats : premièrement il existe une présomption de caractère civil des biens, et deuxièmement il faut connaître la définition de ce que sont les objectifs militaires pour pouvoir déterminer la nature d’un bien.

L’objectif militaire se définit comme tout « bien qui, par [sa] nature, [son] emplacement, [sa] destination ou [son] utilisation apporte une contribution effective à l’action militaire et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation offre en l’occurrence un avantage militaire précis ».

Il en résulte un raisonnement en deux étapes afin d’établir qu’un bien est un objectif militaire. Ce bien doit d’abord apporter une contribution effective à l’action militaire. Cela signifie qu’il doit permettre aux forces qui l’utilisent ou s’y abritent de mener leurs opérations militaires. Ainsi, une caserne, des équipements militaires ou un dépôt d’armes constituent par nature des biens qui apportent une contribution effective à l’action militaire. Il peut en aller de même d’un pont en raison de son emplacement : s’il sert de voie de ravitaillement pour les troupes par exemple. De même une résidence privée pourrait apporter une contribution effective à l’action militaire si elle était utilisée pour loger un quartier général ou un état-major.

Mais ce constat ne suffit pas. Il faut ensuite s’assurer que détruire, capturer ou neutraliser ce bien apportera un avantage militaire précis à l’attaquant. En d’autres termes, l’attaque contre ce bien doit procurer un avantage concret et direct et non pas avoir vocation à produire un avantage incertain ou supposé. À la lumière du seul but légitime que les parties au conflit doivent se proposer durant la guerre, c’est-à-dire l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi (voir en ce sens la Déclaration de St-Pétersbourg de 1868), cela signifie que l’attaque d’un bien qui contribue à l’action militaire de l’ennemi n’est possible que si cette attaque permet d’affaiblir le potentiel ennemi.

En outre, ces éléments doivent s’apprécier « en l’occurrence », c’est-à-dire au moment où l’attaque doit être menée. Dès lors, donner l’ordre d’attaquer tous les ponts d’une ville par exemple, parce qu’ils seraient susceptibles à un moment ou un autre du conflit de servir au ravitaillement des troupes, serait un ordre illégal. Seuls ceux qui sont utilisés à cette fin au moment où l’attaque est menée peuvent recevoir la qualification d’objectif militaire, et donc être attaqués.

Tous les autres biens, quels que soient leur nature, leur emplacement ou leur utilisation sont des biens de caractère civil. Si l’un des éléments de ce test en deux étapes vient à manquer, l’attaque ne doit donc pas être menée. Il va de même en cas de doute : si une incertitude existe, le bien doit être considéré comme étant de caractère civil.

Appliqué aux attaques qui ont été rapportées depuis près d’un mois sur le territoire de l’Ukraine, il apparaît que certaines d’entre elles ont incontestablement été menées en contradiction de cette règle. Au-delà de la protection spéciale accordée à certains biens, tels que les hôpitaux, et par conséquent, une maternité, l’ampleur des dévastations à Marioupol, à Kharkiv ou Kherson semble sans appel. Reportée dans un très grand nombre de manuels militaires, dont le manuel militaire russe, la protection spéciale offerte aux hôpitaux découle d’une règle ancienne ayant acquis une valeur coutumière et selon laquelle « [l]es unités sanitaires exclusivement affectées à des fins sanitaires doivent être respectées et protégées en toutes circonstances », sauf si elles sont utilisées à des fins nuisibles à l’ennemi. De manière plus générale encore, même si un bien de caractère civil, quel qu’il soit, peut devenir un objectif militaire licite, tel qu’il a été mis en évidence dans les lignes qui précèdent, il est difficilement imaginable que toutes les résidences privées qui ont fait l’objet d’attaques aient pu recevoir la qualification d’objectif militaire au moment où elles ont été détruites. Enfin, si le théâtre de Marioupol n’abritait pas d’éléments armés, il conservait sa protection au titre des biens de caractère civil, la règle relative à la distinction a été violée et il n’aurait pas dû être bombardé.

Cette observation appelle du reste l’application d’une deuxième règle cardinale du droit des conflits armés : la règle relative à la proportionnalité dans l’attaque. En effet, si un bien se qualifie d’objectif militaire aux termes de la définition détaillée ci-dessus, il faut encore mener l’attaque en conformité avec cette règle, ce qui revient à ne pas planifier, à interrompre ou à annuler toute attaque dont on peut s’attendre à ce « qu’elle cause incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu ». Autrement dit, si un ou plusieurs appartements d’une résidence privée ont vu le quartier général de forces armées s’y établir, ceux-ci peuvent faire l’objet d’une attaque, mais à condition de veiller à ce qu’il soit fait le moins de dommages possibles à la population ou aux biens de caractère civil environnant. Couplée à la troisième règle incontournable de la conduite des hostilités selon laquelle les parties au conflit doivent notamment « prendre toutes les précautions pratiquement possibles quant au choix des moyens et méthodes d’attaque en vue d’éviter et, en tout cas, de réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la population civile, […] et les dommages aux biens de caractère civil qui pourraient être causés incidemment », cela signifie que si ces appartements peuvent être détruits, il convient de choisir un moyen qui permettra de ne cibler que ceux-ci, et non la résidence tout entière, ou de procéder d’abord à l’évacuation des habitants ou à les avertir de l’imminence de l’attaque avant d’y procéder.

En fin de compte, tout dommage aux biens de caractère civil n’est pas interdit par le droit des conflits armés. Si les règles relatives à la distinction, à la proportionnalité et aux précautions sont bien respectées, il est tout à fait possible, et c’est en réalité légion dans les conflits armés, que des personnes civiles ou des biens de caractère civil subissent des pertes ou des dommages. Toutefois, l’ampleur des destructions rapportées dans certaines zones du territoire ukrainien laisse à penser qu’il y a peu de doute sur la violation répétée de ces règles, laquelle constitue en outre un crime de guerre.

 

Professeure agrégée de la faculté de droit de l’Université Laval (Canada) et docteure de l’Université de Genève (Suisse), Julia Grignon est chercheuse en droit des conflits armés à l’IRSEM.

Contact : julia.grignon@irsem.fr