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Le Barrage de la Renaissance, reflet de la montée des tensions
entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie

Anne-Laure Mahé et Hugo Chouarbi

 

Après 10 ans de contentieux, la perspective du second remplissage du barrage de la Renaissance en juillet alimente les tensions entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie. La dégradation récente de la situation découle également du conflit au Tigré, qui a affaibli l’Éthiopie, et du changement de régime à Khartoum, qui a renforcé l’alliance entre l’Égypte et le Soudan.

 

Du 26 au 31 mai 2021, des éléments des forces armées égyptiennes et soudanaises se sont réunies pour conduire un exercice militaire conjoint, le troisième depuis novembre 2020. Intitulé « Gardiens du Nil », celui-ci représente une démonstration de force inédite vis-à-vis de l’Éthiopie dans un contexte de montée des tensions entre les trois pays à la suite du premier remplissage du Barrage de la Renaissance (Grand Ethiopian Renaissance Dam, GERD) en juillet 2020. Ces tensions sont attisées par l’imminence du second remplissage, prévu en juillet 2021.

Depuis le lancement du projet en avril 2011, le GERD est au cœur d’une dispute entre les trois pays. L’Égypte s’inquiète de son impact sur son approvisionnement en eau, tandis que les Soudanais s’inquiètent des risques qu’il fait peser sur leurs installations hydroélectriques. Mais le barrage représente un enjeu économique et symbolique important pour l’Éthiopie. Elle a déboursé près de 4 milliards d’euros pour sa construction et il devrait à terme fournir de l’électricité à plus de la moitié de sa population.
Il a été conçu par le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), qui a pris le pouvoir en 1991 et a été transformé en Parti de la prospérité en 2019, comme la pierre angulaire d’un État développementaliste et émergent, ainsi qu’un outil d’affirmation nationale. Au-delà des enjeux techniques et environnementaux, c’est aussi cette dimension politique et symbolique qui compromet la recherche d’une solution négociée. Deux éléments conjoncturels s’y ajoutent pour alimenter la montée des tensions : la guerre au Tigré débutée en novembre 2020 et le renversement du régime d’Omar al-Bashir à Khartoum en 2019.

Le conflit entre le gouvernement fédéral éthiopien et le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) a affaibli le régime d’Abyei Ahmed et terni son aura internationale, deux ans après son obtention du prix Nobel de la paix à la suite de la réconciliation avec l’Érythrée en 2018. L’enlisement de cette guerre à laquelle participent des troupes érythréennes, appelées en renfort par Addis-Abeba, questionne les capacités réelles des forces armées éthiopiennes. Le fait que, malgré les déclarations officielles, les forces érythréennes ne semblent pas avoir quitté le territoire éthiopien alimente l’image d’un État impuissant, fondé sur une forme de fédéralisme ethnique en voie de délitescence.

C’est dans ce contexte que s’est ravivée la dispute soudano-éthiopienne autour de la zone frontalière d’al-Fashaga, située entre la province soudanaise de Qadarif et les régions du Tigré et d’Amhara en Éthiopie. Les opérations militaires soudanaises conduites en novembre 2020 dans cette zone ont été interprétées par l’Éthiopie comme une tentative de tirer profit du rapatriement de ses forces armées sur le front tigréen. L’armée soudanaise a quant à elle affirmé que les fermiers éthiopiens, dont la présence était jusque-là tolérée, avaient étendu leurs terres en territoire soudanais et a accusé des milices locales d’exactions envers des civils.

Le second élément conjoncturel qui a changé la donne régionale est le renversement en avril 2019 du régime islamiste et militaire d’Omar al-Bashir par une coalition des forces de sécurité soudanaises – armée, milices paramilitaires et services secrets – au terme de plusieurs mois de manifestations. L’Égypte, avec les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, aurait joué un rôle dans ce processus en soutenant les militaires qui ont pris le pouvoir et le partagent actuellement avec des civils au sein des institutions de transition mises en place fin 2019. Ce changement de régime a facilité l’alignement du Soudan sur les positions égyptiennes, alors qu’entre 2012 et 2019 le pays s’était rapproché de l’Éthiopie et soutenait le projet. Le long contentieux autour du triangle d’Hala’ib, dont la souveraineté est revendiquée par le Soudan et l’Égypte, avait contribué au refroidissement des relations.

Bien qu’affaibli par les conflits internes et les récentes sanctions américaines, le gouvernement éthiopien n’a pas opté pour l’apaisement. Le 9 juin 2021, des troupes supplémentaires ont été déployées le long de sa frontière avec la région de Qadarif. Le gouvernement n’a pas non plus confirmé s’il comptait, ou non, mener à bien le second remplissage. Il a simplement démenti les affirmations d’officiels soudanais qui indiquaient que celui-ci avait débuté en mai. La perspective des élections éthiopiennes, qui doivent avoir lieu le 21 juin après avoir été retardées à plusieurs reprises depuis août 2020, complique la gestion de la crise dans la mesure où le GERD participe de la formule de légitimation de l’État éthiopien et du régime d’Ahmed. C’est d’autant plus le cas qu’il a été construit en partie grâce à la participation populaire : dans un contexte où plusieurs milliards de birrs ont été récoltés auprès de la population, tout recul sur le projet pourrait contribuer à délégitimer davantage le régime et l’État.

L’incapacité des trois États riverains à faire naître une solution négociée est aussi celle des médiateurs internationaux. Les dernières tentatives de médiations par les États-Unis et la Banque mondiale (novembre 2019-février 2020) et par l’Union africaine (UA) (juillet 2020-avril 2021), ont échoué à trouver un consensus. Malgré une nouvelle initiative présentée début mai, l’UA n’a pas réussi à relancer les discussions. La forme de la médiation s’est d’ailleurs ajoutée à la liste des dissensions entre les trois États. Khartoum et Le Caire en appellent à une médiation internationale étendue incluant un quartet composé des Nations unies, de l’UA, de l’Union européenne et des États-Unis. Addis-Abeba rejette cette formule au nom du principe de « solutions africaines aux problèmes africains » et préfère le maintien d’une médiation par l’UA. C’est que l’Éthiopie, pays hôte de l’UA, a davantage d’influence sur cette institution que sur les trois autres médiateurs du quartet, lesquels sont plus enclins à adopter une approche globale en joignant au sujet du GERD ceux du conflit d’al-Fashaga et de la situation des droits de l’homme au Tigré.
Pour sortir de l’impasse, une autre formule a été évoquée au printemps 2021 : les Émirats arabes unis, qui jusqu’à présent entretiennent de bonnes relations avec les trois États concernés, se sont proposés comme médiateur. Cette proposition rappelle que les répercussions potentielles du barrage éthiopien dépassent le cadre régional. Abu Dhabi fait par exemple reposer une partie de sa sécurité alimentaire sur les eaux du Nil via des investissements agricoles dans ces pays. En parallèle de ces négociations difficiles, les deux États en aval cherchent d’autres partenaires. L’Égypte en particulier s’est engagée dans une « offensive de charme » avec la signature, depuis le début de l’année 2021, d’accords de coopération militaire avec l’Ouganda, le Kenya, le Burundi et le Soudan, ainsi que la première visite d’un président égyptien à Djibouti en mai.

L’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan sont donc aujourd’hui engagés dans un bras de fer à propos du GERD qui contribue à la volatilité du contexte régional. Trois scénarios se dessinent. Le premier, celui du remplissage unilatéral du bassin, fait courir le risque d’un conflit armé direct ou indirect entre l’Égypte et l’Éthiopie dans lequel, par le jeu complexe des alliances, seraient entraînés les pays voisins et les puissances internationales. Le second est celui du renoncement éthiopien à poursuivre le remplissage unilatéralement, ce qui paraît peu probable au vu des investissements réalisés et du rôle que joue le GERD dans la légitimation du régime. Le troisième est celui du statu quo, les acteurs en présence prenant acte des risques causés par une confrontation violente et collaborant au sein d’une nouvelle tentative de médiation. À l’image des dix dernières années, ce scénario ne ferait que remettre à une date ultérieure l’identification d’une solution définitive à l’impasse politique qu’est devenue le GERD.

 

Anne-Laure Mahé est chercheuse Afrique de l’Est à l’IRSEM. Docteur en science politique, elle travaille notamment sur les autoritarismes.
Contact : anne-laure.mahe@irsem.fr

Hugo Chouarbi est assistant de recherche à l’IRSEM.
Contact : hugo.chouarbi@irsem.fr