LA DIMENSION ÉCONOMIQUE DE L'AFFRONTEMENT SINO-AMÉRICAIN EN INDO-PACIFIQUE
Nicolas Regaud
La future administration Biden se dit favorable à rejoindre, sous conditions, l’accord de libre-échange transpacifique (CPTPP) rejeté par Trump, mais l’issue reste incertaine. Cette question est capitale car le poids économique des États-Unis en Indo-Pacifique s’est considérablement réduit depuis 2000, au profit d’une Chine aux ambitions hégémoniques.
Lors de la campagne électorale opposant Bill Clinton à George H. W. Bush, le slogan du camp démocrate, « it’s the economy, stupid », avait fait mouche tant il captait le ressenti populaire. En Asie aussi, le développement économique est au cœur des préoccupations des peuples et de leurs dirigeants. L’enquête annuelle réalisée par le très réputé centre de recherche singapourien ISEAS indique que le panel de responsables de l’ASEAN interrogé place les risques d’instabilité politique, l’économie et le changement climatique en tête des priorités, bien loin devant les questions de sécurité, qu’il s’agisse de la situation en mer de Chine méridionale ou du terrorisme. Or, sur le plan économique, la perception générale est celle d’un effacement des États-Unis, 79 % des personnes interrogées jugeant que la Chine est la puissance économique la plus influente (8 % pour les États-Unis), l’importance donnée à ce facteur se traduisant en termes stratégiques : 52 % des responsables interrogés jugent ainsi que la Chine est la principale puissance politico-stratégique, loin devant les États-Unis (27 %).
L’unilatéralisme de l’administration Trump et sa décision de se retirer du Trans-Pacific Partnership (TPP) ont amplifié cette perception d’un effacement américain progressif, que ne compense pas un surinvestissement militaire. Cette perception se fonde sur des réalités tangibles, des tendances de fond que la future administration Biden ne pourra occulter. Si les États-Unis restent la première puissance économique mondiale, à l’origine de près du quart du PIB mondial (contre 16,3 % pour la Chine en 2019), leur poids relatif en Asie s’est très fortement érodé depuis vingt ans.
Certes, la complexité des chaînes de valeur et des circuits financiers relativise l’importance des indicateurs relatifs à l’évolution des parts de marché et des investissements directs ; ceux-ci expriment néanmoins des tendances lourdes. Ainsi, en établissant la moyenne des parts de marché américaine et chinoise dans les pays constitutifs de l’Indo-Pacifique – selon la définition qu’en donnent la France ou le Japon, c’est-à-dire de la façade orientale de l’Afrique à la façade occidentale des Amériques – il apparaît que le poids des États-Unis, qui était deux fois plus important que celui de la Chine en 2000, n’en représente plus que la moitié en 2019.
Évolution des parts de marché des États-Unis et de la Chine
|
2000 (en %) |
2019 (en %) |
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|
États-Unis |
Chine |
États-Unis |
Chine |
Asie du Sud-Est |
10,2 |
5,7 |
6,4 |
23,8 |
Asie du Nord-Est |
10,0 |
14,0 |
6,2 |
36,8 |
Asie du Sud |
3,2 |
4,3 |
2,8 |
16,4 |
Océanie |
10,2 |
3,9 |
9,7 |
14,7 |
Afrique orientale |
3,3 |
3,6 |
2,2 |
16,2 |
Pays du Golfe |
5,8 |
4,3 |
3,2 |
14,0 |
Amérique-Pacifique |
39,6 |
2,0 |
32,5 |
15,2 |
Moyenne régionale |
11,7 |
5,4 |
9,0 |
19,5 |
Source : Calculs d’après les statistiques du Fonds monétaire international, Direction of Trade Statistics (DOTS).
Il s’agit d’un changement systémique, qui nourrit l’anxiété des États-Unis quant à leur capacité à relever le défi chinois, celle de leurs alliés concernant l’engagement et le leadership américain dans la région et l’hubris de Pékin, qui s’estime en passe de retrouver la centralité politico-économique qu’avait l’empire du Milieu jusqu’au début du XIXe siècle, lorsqu’il représentait plus de la moitié du PIB des pays d’Asie et le tiers de celui du monde.
En matière d’investissements directs, la Chine reste un nouveau venu par rapport aux puissances occidentales établies, mais la rapidité de son rattrapage est impressionnante. Elle est devenue le premier investisseur en Asie en termes de flux et, si on lui ajoute Hong Kong, son stock d’investissements est près du double de celui des États-Unis et du Japon réunis.
Stocks d’investissements directs en Asie*, par pays d’origine
|
2010 |
2018 |
||
|
Mds US$ |
% du total des 10 premiers investisseurs |
Mds US$ |
% du total des 10 premiers investisseurs |
Chine |
224 |
12,3 |
1 252 |
28,3 |
Hong Kong |
394 |
21,6 |
776 |
17,5 |
États-Unis |
348 |
19,1 |
630 |
14,2 |
Japon |
216 |
11,8 |
460 |
10,4 |
Source : Calculé d’après les données du rapport du CNUCED/UNCTAD – World Investment Report 2017et2020 . * : définition onusienne de l’Asie en développement, incluant les pays du Moyen-Orient mais excluant le Japon et l’Océanie.
Dans ce contexte d’érosion de l’influence économique américaine et de croissance rapide de celle de la Chine, l’enjeu porte désormais sur l’écriture des règles multilatérales, comme l’avait fort bien compris l’administration Obama en poussant le projet du TPP. En retirant sa signature de l’accord dès janvier 2017, Trump a laissé à la Chine le champ libre pour, non seulement pousser les feux d’un accord de libre-échange moins contraignant pour elle – le Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP – conclu le 15 novembre dernier, mais également pour annoncer sa disponibilité à intégrer le CPTPP, la version moins-disante et sans les États-Unis du TPP. La question de la participation de la Chine au CPTPP n’est toutefois pas à l’ordre du jour et cette annonce vise surtout à mettre au défi la future administration Biden.
En effet, si le nouveau président élu et son entourage ont exprimé le souhait de rejoindre le CPTPP, Joe Biden a néanmoins indiqué que celui-ci devrait être révisé, notamment pour réintégrer les normes en matière de propriété intellectuelle et probablement pour conditionner le libre-échange à des produits ayant un contenu local élevé, comme dans l’USMCA. Il semble viser ainsi à prévenir les très fortes oppositions intérieures à la conclusion de tout accord de libre-échange, mais prend également le risque de contrarier plusieurs États parties au CPTPP qui se satisfont de l’accord sous sa forme actuelle. Il faudrait que J. Biden consacre à ce sujet beaucoup de capital politique pour surmonter ces obstacles, comme l’analyse Christian Le Mière, et la priorité donnée à la politique intérieure n’incite pas à l’optimisme. La Chine se présente donc comme le principal défenseur du multilatéralisme, contrairement aux États-Unis qui risquent à nouveau d’apparaître comme une puissance extérieure à la région, centrée sur un agenda intérieur et incapable de s’intégrer aux formats multilatéraux de coopération économique et de contribuer à en définir les règles.
Comme l’exprimait le général Petraeus, nous sommes entrés dans l’âge de la « weaponization of everything », et en particulier de l’économie. La rivalité sino-américaine en Indo-Pacifique – cette nouvelle guerre froide à l’âge de la globalisation – ne se joue pas seulement sur le plan militaire, loin de là. La question de la capacité de la future administration Biden à surmonter l’idéologie de l’America First pour embrasser un « multilatéralisme fort et responsable », comme y invite le président Macron, constitue un défi majeur pour les États-Unis. La réponse qui y sera apportée conditionne leur capacité de leadership en Indo-Pacifique, qui ne peut seulement reposer sur leur supériorité militaire, d’ailleurs en cours d’érosion. Leur éventuelle incapacité à le relever pourrait indiquer que l’objectif chinois de repousser les États-Unis hors d’Asie est en passe de réussir. La Chine est en effet convaincue du déclin historique de l’Occident et de l’avènement d’une « ère de l’Asie », ses thuriféraires se rengorgeant de la perspective d’un PIB chinois supérieur à celui des États-Unis dès 2025, tout en prenant bien garde d’occulter les implications stratégiques d’une Asie dominée par la Chine. La façon dont la Chine instrumentalise ses liens économiques avec l’Australie – pays partenaire du RCEP –, au mépris des règles de l’OMC, donne un avant-goût de ce que pourrait être cette « ère de l’Asie ».
Dr Nicolas Regaud est Délégué au développement international à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).
Contact : nicolas.regaud@irsem.fr