L’IMPLICATION DE L’ARMÉE ISRAÉLIENNE DANS LA GESTION DE LA PANDÉMIE DE COVID-19
Amélie Férey
Le bilan positif d’Israël dans la gestion de la première vague de la pandémie de Covid-19 s’est considérablement dégradé au cours de l’été. À l’annonce du reconfinement de sa population, Benjamin Netanyahu est accusé de ne pas protéger suffisamment l’économie et de faire preuve de laxisme envers les communautés ultra-orthodoxes. Dans ce contexte, l’armée israélienne, plébiscitée par la population, apparaît comme le seul acteur capable de gérer la crise face à des institutions civiles affaiblies.
Fin février 2020, alors que les premiers cas de coronavirus se déclarent en Israël, la pandémie de Covid-19 pose de sérieux défis stratégiques à ce pays fragilisé par une importante crise politique. L’objectif de répondre à la situation d’urgence sanitaire et d’éviter la surcharge des hôpitaux se conjugue à celui de trouver une issue à l’impasse institutionnelle ayant conduit à la tenue de trois élections législatives depuis avril 2019 ; de gérer une actualité internationale dense, en particulier concernant les projets d’annexion de la Cisjordanie ; de maintenir l’armée en état de répondre à de potentielles menaces adverses et enfin de limiter les impacts sociaux-économiques du coronavirus sur la société civile.
La réaction de Benjamin Netanyahu à la première vague de la pandémie est rapide et forte : des restrictions à l’entrée sur le territoire sont imposées dès le 30 janvier 2020, et un premier confinement de la population est décidé le 19 mars, alors que le pays ne connaît que 705 cas et ne déplore encore aucune victime. L’échelon civil est alors au premier plan dans la gestion de crise. L’épidémie fournit une occasion de temporiser la crise politique en créant les conditions pour former un gouvernement d’unité nationale s’appuyant sur une coalition menée par Benjamin Netanyahu et Benny Gantz. L’armée est déployée comme appui aux populations confinées, en particulier dans les villes ultra-orthodoxes durement touchées par le virus. La primauté donnée aux missions d’assistance sur celles de maintien de l’ordre via la mobilisation du Homefront Command lui permet de capitaliser sur une image positive auprès de communautés qui lui sont traditionnellement hostiles. La distribution de vivres, l’évacuation des patients ultra-orthodoxes dans une vingtaine d’« hôtels coronavirus » qui abritent aujourd’hui près de 8 500 malades et plus de 500 civils en quarantaine, ou encore la gestion de tests « drive-in » sont largement médiatisés. Le Shin Beth est mobilisé pour tracer les cas contacts, tandis que le Mossad consacre des ressources à l’acheminement de masques et de respirateurs.
Malgré les bénéfices de cette action positive, le chef d’état-major Avi Kohavi est réticent à engager plus avant ses troupes. L’implication de l’armée dans la gestion de crise présente en effet au moins quatre écueils : une possible perception liberticide et anti-démocratique de son action, accentuée par la mobilisation des technologies réservées à la lutte contre-terroriste ; une politisation du corps militaire dans le contexte de l’opposition entre le Premier ministre Benjamin Netanyahu et le ministre de la défense Benny Gantz, ancien chef d’état-major bénéficiant d’une forte popularité dans les institutions militaires ; une éventuelle perte en légitimité en cas d’échec à gérer la crise, l’armée se retrouvant alors sous le feu des critiques ; la rupture de ses capacités opérationnelles, notamment dans ses fonctions de puissance occupante en Cisjordanie. Afin de préserver sa force de frappe en cas d’attaque, les unités d’élite sont confinées dans leur base, les préservant ainsi d’un risque de contagion. Les derniers rapports du renseignement militaire se veulent, à cet égard, rassurants et notent une baisse de l’activité hostile envers Israël depuis le début de la pandémie.
Le pays est touché par une seconde vague d’une plus grande ampleur qui fragilise le bilan plutôt positif de cette première gestion de crise et fissure l’unité nationale. Dès le 15 juillet, le ministre israélien de la santé Yuli Edelstein prévient : « À moins d’un miracle, nous nous acheminons vers un reconfinement », qui sera décidé le 18 septembre. La contestation politique de Netanyahu s’accentue : l’ouverture de son procès en mai 2020 pour corruption, fraude et abus de confiance, la mise à l’écart de Benny Gantz avec lequel il s’était engagé à assurer les fonctions de Premier ministre en alternance, le non-respect des gestes barrières par ses ministres, sa déférence à l’égard de la population ultra-orthodoxe pourtant réticente à se plier aux consignes sanitaires et le manque d’accompagnement de l’État pour les entreprises en grande difficulté cristallisent un fort mécontentement de la population. Des manifestations anti-Netanyahou rassemblant des milliers d’Israéliens sont organisées dans le pays, scandant le slogan « va-t’en ! » (« !לך »). La décision d’un second confinement accroît la méfiance de la population envers le leadership politique. La nomination du directeur de l’hôpital Ichilov de Tel Aviv, Ronni Gamzu, au poste de coordinateur de la réponse à la Covid-19 ne suffit pas à restaurer la confiance du public dans la capacité du gouvernement à répondre à la pandémie. Il peine à imposer des mesures plus restrictives aux communautés religieuses, et perd en crédibilité en étant contraint à des arrangements politiques pour maintenir la coalition qui repose sur l’adhésion des partis ultra-orthodoxes.
Dans ce contexte, l’armée fait figure de dernier recours pour remobiliser la population et préserver la cohésion nationale. Plébiscitée par les Israéliens au-delà des oppositions politiques, elle est officiellement chargée le 27 juillet de créer une task force dédiée à la gestion de la crise de la Covid-19. Au quartier général du Homefront Command à Ramle, le commandement « Alon » est établi pour prendre en charge le traçage des cas contacts, un mode d’action privilégié à l’international contre la propagation du virus. Il compte actuellement 1 700 personnes et repose sur un système digital mis au point par l’unité 8200 et la direction de la cyberdéfense, permettant d’informer les civils en temps réel des résultats de leur test et de leur éventuelle mise en quarantaine. Le général Gordin, commandant du Homefront explique : « Comme une livraison Amazon, chaque citoyen sera tenu informé à chaque étape, depuis le moment où ils seront testés jusqu’à la date à laquelle ils auront terminé leur isolement, directement sur leur téléphone. » La task force inclut également la distribution et réalisation de tests, la gestion d’une quarantaine de laboratoires, ainsi que la mobilisation d’un réseau d’infrastructures d’urgence. La création d’un centre de soins géré par le personnel médical militaire dans le parking de l’hôpital Rambam d’Haïfa est ainsi largement médiatisée. Au sortir de l’opération Pluies d’été menée contre le Hezbollah en 2006, cet espace de 20 000 m2 avait été aménagé afin que ses places de stationnement puissent être converties en lits en cas d’alerte. Opérationnel en trois jours, le centre peut accueillir jusqu’à 700 patients dont 170 sous assistance respiratoire. Cette mobilisation est ainsi l’occasion d’une « opération séduction » vis-à-vis des communautés exclues du service militaire, via l’inclusion de civils arabes israéliens et ultra-orthodoxes. Enfin, l’armée israélienne participe également, dans une moindre mesure, à l’application des mesures sanitaires. Sous la direction du chef d’état-major, du Commandement de la division des opérations de l’IDF et en partenariat avec le chef de la police, des soldats combattants sont mobilisés pour aider à superviser l’application des mesures dans le secteur civil.
Cette forte mise à contribution de l’armée n’a pas pesé sur le budget militaire dans la mesure où la plupart des financements lui sont extérieurs. Elle a ainsi reçu 700 millions de shekels pour mettre en place un système de traçage, en plus des montants alloués pour la gestion de la vingtaine d’« hôtels corona » et pour l’appel de la réserve.
À l’amorce du déconfinement, dont la première étape a été franchie le 18 octobre, la montée en puissance de l’acteur militaire au sein de la gestion de crise semble avoir eu des effets positifs. L’armée a pu mettre au service de la gestion de crise ses capacités logistiques, principalement dans l’identification et l’isolement des personnes contaminées, en complémentarité avec le ministère de la Santé et la police. Le Homefront Command, chargé d’assister la population civile en cas d’urgence, a joué un rôle de premier plan. Ainsi, l’armée israélienne a réussi à faire du coronavirus une opération de communication réussie, renforçant un lien armée-nation déjà fort, sans enfreindre les garanties démocratiques. Sa flexibilité, son expérience logistique et ses ressources en termes d’infrastructures et de personnels – avec une mobilisation rapide de 2 000 réservistes – ont permis de ralentir la vitesse de propagation du virus et d’absorber l’afflux de patients atteints de formes sévères. Cependant, la légitimité dont elle bénéficie auprès de la population fragilise le gouvernement, qui apparaît en comparaison comme incapable de transcender les oppositions partisanes et d’apporter une réponse cohérente à la crise sanitaire. Un sondage mené par la chaîne 12 le 6 octobre évaluait à 65 % le nombre d’Israéliens mécontents de la politique de Benjamin Netanyahu face au coronavirus. Selon le même sondage, ils sont près de 50 % à demander des élections anticipées, ce qui pourrait reconduire l’impasse politique dans laquelle se trouvait le pays avant la crise sanitaire.
Dr Amélie Férey est chercheuse postdoctorale au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI) et à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).
Contact : amelie.ferey@irsem.fr